Le Mandat missionnaire: une base théologique

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Introduction

Il est indéniable que le Mandat missionnaire (traduit de l’anglais : « The Great Commission ») est l’une des expressions les plus utilisées dans le christianisme aujourd’hui. C’est le slogan qui a alimenté certaines des plus grandes initiatives d’évangélisation des temps modernes. L’expression est si familière à l’oreille des chrétiens qu’elle semble tout droit sortie des Écritures. Pourtant ce n’est pas le cas. Et pour cause, l’utilisation populaire de cette expression remonte à tout juste cent cinquante ans. Alors comment cette expression a-t-elle pu devenir si courante ?

C’est Hudson Taylor (1832-1905) qui a été le premier à l’introduire dans le langage missionnaire. Il l’avait semble-t-il empruntée aux écrits d’un missionnaire hollandais, Justinian von Welz (1621-1688), qui l’avait utilisée comme titre pour le passage de Matthieu 28.18-20. Pendant 1600 ans, soit environ jusqu’à von Welz, ce texte de Matthieu avait principalement été utilisé dans un but plus large : « en tant que fondement trinitaire de l’ecclésiologie, et non en tant que promotion de la missiologie ».1 Cette précision historique est importante car la mise en application contemporaine du « point d’orgue » de Matthieu pourrait affaiblir, par méprise, les aspects christologiques et ecclésiologiques de son récit, qui fournissent le contexte nécessaire à la mission chrétienne.2

Cependant, la reprise des paroles de Jésus dans Matthieu (et Marc) pour servir de base biblique à l’évangélisation du monde est antérieure à Hudson Taylor. Ces paroles avaient déjà insufflé un formidable élan à William Carey dans son vibrant discours de 1792, qui a marqué un tournant dans les missions modernes.3 Il a écrit :

Notre Seigneur Jésus-Christ, peu avant son départ, a chargé ses apôtres d’aller et d’enseigner auprès de toutes les nations; ou encore, selon les mots d’un autre évangéliste : Allez dans le monde entier, et prêchez l’Évangile à toute créature. Ce mandat était aussi vaste que possible et impliquait pour eux l’obligation de se disperser dans tous les pays du monde habité et de prêcher à tous les habitants, sans exception ni restriction.4

Ainsi, avec ce nouvel engouement pour les missions en Asie et en Afrique pendant l’apogée de l’Empire britannique, les dernières paroles de Jésus à ses apôtres dans les Évangiles et les Actes ont fait l’objet d’une attention toute particulière. Dans ces péricopes, qui relataient les apparitions de Jésus après la résurrection, des références éparses ont été trouvées, précisant ce que les apôtres étaient censés faire après le départ de Jésus. Plus important encore, elles soulignaient la portée internationale de leur entreprise missionnaire, qui semblait bien en phase avec l’impérialisme européen d’alors. Ainsi, ces textes ont rivalisé d’attention en tant que base scripturale pour encourager les Églises locales à renouveler leur engagement en faveur de la mission interculturelle et de l’évangélisation du monde.

Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont modifié leur politique étrangère pour s’engager de manière plus proactive auprès des pays du monde entier. Cela a conduit les missions chrétiennes basées aux États-Unis à se tourner vers l’extérieur et à consacrer d’importantes ressources au Mandat missionnaire : l’évangélisation des pays non-atteints.

Les origines du Mandat missionnaire

De manière générale, le Mandat missionnaire fait référence au mandat que le Seigneur Jésus a confié à l’Église par l’intermédiaire de ses apôtres, et qui doit être mis en œuvre au cours de la période comprise entre son ascension et son retour. D’un point de vue scripturaire, cependant, plutôt que d’être un appel inaugural, Matthieu 28.18-20 peut être considéré comme le point culminant d’un appel lancé par Dieu dans l’Ancien Testament, qui remonte à l’appel d’Abraham (Genèse 12.1-3). Il s’agit de l’appel de Dieu à un peuple afin de se faire connaître à toute l’humanité.5 Ce thème continue ensuite à se développer dans les Écritures. Il n’y a guère de livres de l’AT dont la teneur ne renvoient pas, directement ou indirectement, au thème du « Mandat missionnaire ».

La caractéristique la plus frappante du mandat de la mission de Dieu pour Israël dans l’Ancien Testament est l’amour de Dieu, si vaste qu’il l’étend à toutes les nations, au-delà du peuple juif. Nous le voyons dans la promesse que « toutes les familles de la terre seront bénies » à cause d’Abraham (Genèse 12.1-3) ou encore dans la vision prophétique d’Ésaïe d’un jour où les nations païennes afflueront vers Sion pour être instruites dans les voies de Yahvé (Ésaïe 2.1-4). De plus, le fait que Dieu ait chargé Jonas d’aller dans la ville païenne de Ninive (Jonas 1.2) est une puissante illustration de cet idéal fondamental de l’Ancien Testament au sujet de la mission de Dieu par l’intermédiaire d’Israël.

Le fondement du Mandat missionnaire dans le Nouveau Testament

Les textes les plus célèbres du Mandat missionnaire sont tirés d’un ensemble d’instructions d’adieu que Jésus transmet directement à ses onze apôtres. Outre le passage principal, Matthieu 28.18-20, on inclut généralement les passages suivants : Marc 16.15, Luc 24.46-49 et Actes 1.8.6 En effet, ces textes présentent un certain nombre de points communs.

Tout d’abord, ils sont prononcés dans le contexte des apparitions de Jésus à ses disciples après la résurrection. Dans l’Église primitive, de tels récits et leur contenu revêtaient une grande importance en tant que dernières paroles du chef victorieux. De plus, dans chacun de ces passages, Jésus précise les responsabilités qui incombent aux apôtres : « faire des disciples » en « baptisant » et en « enseignant » (Matthieu), « proclamer l’Évangile » (Marc) et « être des témoins » (Luc et Actes des Apôtres). Et effectivement, au cours de l’histoire de l’Église – telle que la racontent les Actes des Apôtres et les épîtres du Nouveau Testament – nous voyons combien ces activités ont été centrales : l’évangélisation par le témoignage, la proclamation et les démonstrations de puissance, le rattachement à l’Église par le baptême, et la progression dans la vie de disciple par l’enseignement. Enfin, chacun de ces textes s’adresse à un public international: « toutes les nations » (Matthieu, Luc), « toute la création » (Marc) et « les extrémités de la terre » (Actes des Apôtres).

Ainsi, les textes cités ont constitué une source précieuse de motivation pour la mission interculturelle et ont offert un nouveau paradigme pour la mission dans le monde à partir de la fin du XIXème siècle. Les chrétiens ont été appelés de toute urgence à se rendre dans les régions du monde qui n’avaient pas encore été évangélisées et à gagner à la foi les populations par le témoignage personnel et la proclamation publique.

Rétrospectivement, il est clair que les exigences explicites des textes choisis pour motiver le  Mandat missionnaire ont considérablement teinté la théologie et la pratique de l’entreprise missionnaire. L’accent mis sur la réponse aux besoins sociaux et le travail de transformation sociétale – qui était auparavant considéré comme un minimum incompressible dans la mission chrétienne – a ainsi été de plus en plus marginalisé et souvent complètement abandonné. Une telle séparation entre la dimension sociétale et la dimension de proclamation de l’évangélisation créera par la suite d’énormes tensions au sein du christianisme mondial et poussera inexorablement l’Église vers la résolution de ces tensions. La reconnaissance et l’appropriation ultérieures du « Mandat missionnaire » dans l’Évangile de Jean (20.19-23) ont permis à l’Église de faire précisément cela.

Matthieu 28.18-20: l’autorité, la portée et le but du Mandat missionnaire

Le Mandat missionnaire relaté dans Matthieu résume avec brio les préoccupations de l’ensemble de l’Évangile de Matthieu7 et est communément considéré comme la source de laquelle l’on tire la compréhension de ce que Jésus attend de son Église entre son ascension et son retour.

Le Mandat missionnaire a été édicté comme une directive à suivre, un commandement à observer et un décret à exécuter. Il s’agit d’un mandat doté d’une légitimité sans précédent. Pour reprendre les termes de Steve Harthorne, « Jamais personne n’a eu un tel pouvoir entre les mains. Il ne sera jamais surpassé. Il ne renoncera jamais à sa royauté. Il ne s’arrêtera jamais tant qu’il n’aura pas achevé la réalisation complète du dessein du Père. »8

En d’autres termes, le Mandat missionnaire est plus qu’une simple déclaration personnelle ou politique. C’est une déclaration qui annonce la suprématie et la seigneurie universelle de Jésus-Christ. C’est à cause de qui Jésus est que nous devons appeler tous les hommes et toutes les femmes à croire en lui et en nul autre – à renoncer aux autres allégeances, aux autres religions, aux autres faux dieux et aux idéologies contraires, afin de ne suivre que lui.

Le Mandat missionnaire vient directement du Seigneur ressuscité, le chef de toutes les principautés et le maître de toutes choses. Cela traduit le poids du mandat et la dette que nous avons dans sa réalisation. Nous ne pouvons pas l’appeler Seigneur et considérer que sa parole nous est acquise. Aussi, la formulation de Matthieu est saisissante par l’accent qu’il met sur l’exhaustivité, marquée par le terme « tout » :

1. Tout pouvoir: Jésus affirme à ses disciples qu’il a une totale autorité: « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre ». Il a le pouvoir de donner des ordres, de prendre des décisions et d’imposer l’obéissance. Cette autorité est légitime parce qu’elle lui a été « donnée », et non pas volée ni arrachée  (Philippiens 2.9–11). De plus, il ne s’agit pas d’une autorité limitée à ce monde, mais d’une autorité qui s’applique aussi bien au monde terrestre qu’au monde céleste. Ainsi, le mandataire peut sans peine faire valoir son autorité, « Le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils . . . Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme » (Jean 5.22, 27).

Le fait que le Mandat missionnaire soit fondé sur cette autorité nous en dit long sur l’intention de Dieu quant à l’accomplissement de cette mission. En effet, avec cette autorité, non seulement nous pouvons être sûrs que nous serons délivrés du mal, mais nous pouvons également compter sur le fait qu’au moment le plus important, nous ne serons pas déçus, puisque le Père a « tout mis tout sous ses pieds » (Hébreux 2.8).

2. Toutes les nations: Lorsque Jésus a dit : « Allez … faites de toutes les nations des disciples », il a établi la portée illimitée du Mandat missionnaire. Mais nous devons accorder une attention particulière à l’appel, non seulement à aller proclamer, mais aussi à « faire des nations des disciples » (amener des personnes de tous les peuples à suivre sincèrement le Messie). Cet appel ne s’adresse pas à quelques groupes de personnes sélectionnées précautionneusement, mais à tous. L’envergure de la mission implique qu’à chaque génération, les disciples du Christ doivent chercher à influencer le monde entier à examiner la légitimité de la seigneurerie de Jésus.

L’appel consiste à établir des communautés d’adorateurs aimant le Christ, détestant le péché et honorant Dieu, de génération en génération et à travers toutes les nations. Il requiert un effort considérable pour récolter l’obéissance de ceux qui sont atteints. En outre, l’accomplissement du Mandat missionnaire ne se mesure pas tant aux distances parcourues qu’à la qualité du suivi de ceux qui ont été amenés et nourris afin de prêter allégeance au Christ dans leur vie quotidienne.

3. Tout ce que je vous ai prescrit: Ceux que le Christ envoie doivent enseigner tous ses commandements. Le Mandat missionnaire interdit toute attitude sélective à l’égard des exigences du Christ pour ceux qui le suivent. Nous ne pouvons pas choisir ou ajouter ce qui nous plaît. Son instruction est d’enseigner « tout ce que je vous ai prescrit ».

4. Tous les jours: La manière dont Jésus conclut le Mandat implique la continuité de sa présence, quelles que soient les circonstances dans lesquelles le Mandat missionnaire est mis en œuvre. Il a promis d’être toujours avec les siens, jusqu’à la fin du monde. Cette fin peut signifier la fin des temps ou la fin du monde habité, quels que soient les dangers et les épreuves.

Le déclaration « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » est réconfortante, quand bien même nous serions assaillis dans une des régions les plus éloignées du monde. Elle nous apporte la certitude, le privilège et la puissance de sa présence constante.

L’objectif suprême: faire des disciples

« Faites des disciples » est le commandement principal de Jésus dans Matthieu 28.19. C’est l’unique emploi de la forme impérative de ce verbe en grec – mathēteuō.9 Les termes « baptiser » et « enseigner » se présentent sous forme de participes et sont subordonnés à l’ordre principal de faire des disciples.10 La tâche de « faire des disciples » du Mandat missionnaire est à la fois planétaire et interculturelle. Dans le Mandat missionnaire, nous percevons la passion de Dieu pour tous les peuples, toutes les langues, toutes les tribus et toutes les langues du monde. Jésus utilise ici l’expression « faites de toutes les nations des disciples » (ethnos). Cela va au-delà de la généralisation des États géopolitiques et s’applique à ce qui a été appelé « groupements de peuples » 11 dont on estime qu’ils sont au nombre de 17’453 dans le monde aujourd’hui.12 

Avec des milliers de missionnaires se déployant à travers le monde sous les auspices de nombreuses sociétés missionnaires, l’évangélisation du monde des deux-tiers a atteint des niveaux d’accomplissement sans précédent. Les communautés chrétiennes qui avaient été implantées en Asie, en Afrique et en Amérique latine au XIXème siècle ont été irriguées par les initiatives d’évangélisation de masse des organisations évangéliques occidentales au XXème siècle. Simultanément, un nombre sans précédent de mouvements missionnaires indigènes dans l’ensemble du Sud ont intensifié leurs efforts pour témoigner du Christ d’une manière qui soit adaptée à leur contexte.

Il en est résulté une croissance exponentielle des Églises, qui a conduit à la prise de conscience surprenante, au tournant du XXIème siècle, que le visage du christianisme n’était désormais plus typiquement blanc. L’image du christianisme dans le monde est plus fréquemment celle d’un Africain noir, d’un Latino-Américain ou d’un Asiatique de l’Est.13 Philip Jenkins avançait en 2002 que sur les 2,6 milliards de chrétiens prévus pour 2025, « 633 millions vivraient en Afrique, 640 millions en Amérique latine et 460 millions en Asie. L’Europe, avec 555 millions, reculerait à la troisième position ».14

Timothy Tennent souligne quant à lui la croissance sans précédent de 5’000 % des mouvements chrétiens indigènes indépendants dans les pays du Sud, « qui sont passés de huit millions au début du XXème siècle à 423 millions à la fin du XXIème siècle ».15

Jamais, depuis les premiers siècles, le christianisme n’a connu une croissance aussi rapide dans des sociétés d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie qui n’étaient pas encore évangélisées. Les témoignages les plus récents de la croissance de l’Église en Asie, par exemple – dans des pays comme la Chine, l’Iran et le Népal – sont tout simplement miraculeux, puisque l’Évangile a prospéré dans des contextes majoritairement communistes, islamiques et hindous où le rejet et l’hostilité ont été les plus vifs et les plus actifs.

Pourtant, contrairement aux périodes apostolique et postapostolique, l’engagement de l’Église moderne en faveur du témoignage n’a pas été accompagné d’un engagement concomitant en faveur de la formation de disciples. Par conséquent, nous devons admettre qu’aujourd’hui, la spiritualité chrétienne dans le monde risque de devenir aussi étendue que superficielle. Dans son enthousiasme à s’opposer à la théologie libérale, à affirmer l’unicité du Christ et la nécessité de la proclamation de l’Évangile, l’Église évangélique n’a-t-elle pas échoué à se préparer à la moisson de nouveaux croyants qui allaient émerger suite au témoignage fidèle et vibrant de communautés de croyants ?

Jean 20.19-23: un paradigme pour le Mandat missionnaire

Nous avons souligné plus haut que l’accent explicite mis sur le témoignage oral et la proclamation, qui caractérisait les passages sélectionnés pour le Mandat missionnaire, semblait invalider la longue tradition chrétienne de la charité et de l’action sociale en tant qu’impératifs missionnaires de l’Église. Cette tension a conduit à la malheureuse dichotomisation entre « évangélisation » et « action sociale » et a entravé les initiatives missionnaires pendant une grande partie du XXème siècle.16

Ce fut dans ce contexte qu’un autre texte du « Mandat missionnaire » prit de l’importance (Jean 20.19-23). L’intégration de ce texte dans l’ensemble des passages du Mandat missionnaire a largement contribué à façonner notre théologie du Mandat missionnaire.

John Stott est reconnu à juste titre pour avoir su démontrer sa validité et sa contribution à une compréhension biblique du Mandat missionnaire.17 Bien que ce texte appartienne lui aussi aux récits des apparitions et des instructions de Jésus après la résurrection, son imprécision manifeste en termes de responsabilités spécifiques l’avait initialement écarté du corpus de textes du Mandat missionnaire (« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie », Jean 20.21).18

Contrairement aux instructions données dans les Synoptiques et les Actes, le Mandat missionnaire de Jean brille par son silence sur les tâches spécifiques que les croyants sont censés accomplir, telles que « proclamer » ou « témoigner ». Il ne semble pas non plus vouloir préciser les contextes spécifiques dans lesquels l’Église devrait accomplir son mandat, tels que « toutes les nations », « toute la création » ou « les extrémités de la terre ».

Comment Jean contribue-t-il alors à la compréhension de l’Église du Mandat que lui a confié Jésus-Christ ? Comme nous le verrons, cette formulation unique dans l’évangile de Jean élargit considérablement le champ de l’engagement chrétien dans le monde. Plutôt que de fixer un but pour les apôtres après l’ascension de Jésus, le Mandat missionnaire de Jean (20.21) présente un paradigme dont ils doivent s’inspirer pour agir.

Ainsi, au lieu de spécifier les tâches et les activités qui accompagneraient la mission chrétienne ou les lieux dans lesquels elle serait menée, le caractère unique du Mandat missionnaire dans Jean est que Jésus y indique à ses disciples comment concevoir ce qu’ils ont à faire et les lieux dans lesquels ils doivent le faire.

L’incarnation comme posture des porteurs du Mandat missionnaire

Que voulait dire Jésus lorsqu’il a déclaré : « Tout comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jean 20.21) ? Nous ne pourrons jamais comprendre comment nous sommes envoyés si nous n’avons pas saisi comment le Père a envoyé le Fils. Comment donc le Père a-t-il envoyé son Fils bien-aimé ?

En réponse à cette question, nous sommes immédiatement ramenés au prologue de Jean et à sa déclaration constitutive du Fils et de sa mission : « Et la Parole s’est faite homme, elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père » (1.14). Nous constatons ici que la posture fondamentale du Fils divin est l’incarnation, exprimée par deux termes remarquables – « s’est faite chair » et « a habité ».

En ce qui concerne le premier, Jean utilise délibérément le terme grec sarx (chair), qui a des connotations de corporalité, de limites physiques, de mortalité et de passions. Dans la vision grecque du monde de l’époque, sarx était considéré comme antithétique de ce qui est spirituel et noble. Jean aurait pu utiliser d’autres mots pour décrire l’incarnation du Fils divin, comme anthrōpos (humain) ou sōma (corps). Mais son utilisation radicale de sarx souligne son intention de signifier que Jésus est devenu totalement humain lorsqu’il a été « envoyé » pour accomplir la mission du Père. Il allait s’identifier complètement à ses créatures humaines en tant que « chair » lui-même.

Le second terme – « habiter » – est une traduction du verbe unique eskenōsen, que Jean a inventé pour les besoins de sa christologie de l’incarnation. En utilisant le substantif skenos (tente) et en faisant allusion au tabernacle de l’Ancien Testament en Israël, Jean crée le verbe unique « il a tabernaclé » pour exprimer avec force combien la mission de Jésus nécessitait qu’il soit présent physiquement dans le monde, afin que la gloire (1.14) et la grâce (1.17) d’un Dieu saint soient transmises à une humanité rebelle.

Une telle conception de la mission de Jésus nous contraint à replacer la notion de Mandat missionnaire dans le cadre plus large de la totalité de la personne et de l’œuvre de Jésus, telles qu’elles sont rapportées dans les Évangiles. Ainsi, l’impératif missionnaire de l’Église ne saurait se limiter aux seuls textes sélectionnés dans les Synoptiques et les Actes des Apôtres. En effet, si ces derniers peuvent mettre l’accent sur l’appel de l’Église à être des témoins oraux de l’Évangile du Seigneur Jésus-Christ, le texte de Jean nous met au défi et nous enjoint à adopter le paradigme concordant et les exigences plus vastes de cet appel.

Lorsque nous considérons la vie et le ministère de Jésus de manière plus complète pour exprimer le Mandat missionnaire, nous constatons combien le Seigneur a su entremêler, de manière harmonieuse, la proclamation publique, les actes de compassion, les démonstrations de puissance et la présence participative dans son témoignage constant de la venue du royaume de Dieu.

De la même manière, nous pensons que le témoignage missionnaire de l’Évangile de Jésus en tant que Sauveur et Seigneur est plus efficace lorsqu’il intègre la proclamation, la pratique, et la présence de l’Église dans le monde. C’est à une telle intégration des priorités missionnaires que l’Église doit aspirer, lorsqu’elle renouvelle son engagement pour le Mandat missionnaire.

Conclusion

Les personnes soucieuses du Royaume sont connues pour prendre au sérieux le Mandat missionnaire dans leur vie de tous les jours. Elles portent le message du Royaume – la victoire de Dieu sur le péché et Satan – avec une conviction courageuse. Elles cherchent à accomplir la mission du Royaume et à évangéliser tous les peuples jusqu’à ce que le nom de Christ soit connu et honoré dans le monde entier. C’est la valeur essentielle du Royaume qui les anime.

Si nous sommes les bénéficiaires de la bonne nouvelle de Dieu en Jésus, nous recevons le pouvoir de devenir des disciples – de suivre et d’apprendre – de Jésus, notre maître. Le Saint-Esprit nous donne la force d’être des témoins. Et si nous apprenons vraiment de lui, ce que nous apprenons est trop bon pour être gardé pour nous-mêmes. Nous serons poussés à le partager. Telle est la nature de la foi chrétienne et la voie que nous indique l’Esprit Saint, nous poussant toujours à témoigner de Jésus et à le glorifier (Jean 15.26 et 16.14).

Il existe des centaines de milliers de congrégations chrétiennes qui comptent des centaines de millions de disciples de Jésus-Christ. Mais pour mener à bien le Mandat missionnaire, il faut que l’Église corresponde à ce mandat et qu’elle en ait le cœur et l’esprit. Il nous faut susciter une communauté de croyants unis dans leur but et leur quête, cherchant à exécuter à la lettre le commandement de Jésus. Nous avons besoin de responsables d’Église qui comprennent le cœur même du Mandat missionnaire.

Le Mandat missionnaire n’est pas une fin en soi, c’est un moyen pour atteindre une fin. L’avenir, c’est la présence de toutes les tribus, langues et nations adorant le Roi à la fin des temps. Comme le dit John Piper : « La fin n’est pas la mission. C’est l’adoration. La mission n’est qu’un moyen de parvenir à une fin. La mission existe parce que l’adoration n’existe pas. »19 En d’autres termes, lorsque le Mandat missionnaire sera réalisé avec une fidélité biblique, il conduira à l’adoration du Roi par toutes les nations du monde.

Endnotes

  1. Robbie F Castleman. «The Last Word: The Great Commission: Ecclesiology » Themelios 32, publication 3 (2007), 68.
  2. « Il est inapproprié d’extraire ces mots de l’évangile de Matthieu, de leur donner une vie propre et de les comprendre sans aucune référence au contexte dans lequel ils sont apparus pour la première fois. » David Bosch. Transforming Mission: Paradigm Shifts in Theology of Mission (New York: Orbis, 1991), 57.
  3. Voir Timothy Tennent, Invitation to World Missions (Grand Rapids: Kregel, 2010), 258-264.
  4. William Carey, An Enquiry into the Obligations of Christians to Use Means for the Conversion of the Heathen (London: Hodder & Stoughton, 1792), 7.
  5. « L’Église de toutes les nations est en continuité avec le peuple de Dieu de l’Ancien Testament par l’intermédiaire du Messie Jésus. Comme eux, nous avons été appelés par Abraham et mandatés pour être une bénédiction et une lumière pour les nations. » Un extrait de The Cape Town Commitment dans l’éd. J Cameron The Lausanne Legacy (Massachusetts: Hendrickson, 2016), 124.
  6. Si nous suivons la logique qui a sous-tendu l’identification de ces passages de « Mandat missionnaire » – des instructions que Jésus adresses directement à ses apôtres à son départ concernant leurs responsabilités spécifiques – un autre texte similaire, mais négligé, demande notre attention : Actes 26.15-18. Il s’agit du récit du Mandat missionnaire de Paul par le Christ ressuscité. Le fait que le livre des Actes fasse allusion à Paul comme étant en réalité le douzième apôtre – bien qu’ « avorton », selon ses propres termes (1 Cor. 15.8) – confère à son mandat unique et à la portée de son appel en tant qu’ « apôtre des païens » (Gal. 2.8) une grande importance dans la détermination de l’intention de notre Seigneur pour la mission de l’Église. Il semblerait que le potentiel de ces références doive également être pris en compte dans l’élaboration de la base néo-testamentaire de la mission contemporaine dans le monde.
  7. « Matthieu a concentré dans ces mots, comme dans un verre brûlant, tout ce qui lui était cher et les a placés à la fin de son évangile tel un couronnement. » Gerhard Friedrich cite dans Bosch, Transforming Mission, 57.
  8. Ralph D Winter et Steve Hawthorne éd. Perspectives on the World Christian Movement–A Reader (Pasadena: William Carey, 2009), 99–101.
  9. Sur seulement quatre mentions de mathēteuō, trois se trouvent dans Matthieu (13.52, 27.57, 28.19; Actes 14.21). 
  10. « Tous ces efforts sont regroupés sous l’expression « discipuler ». Elle comprend non seulement les autres composantes du ministère – envoyer, aller, prêcher, témoigner, baptiser, enseigner et recevoir l’Esprit – mais elle oriente chaque activité vers le but recherché, à savoir « faire des disciples » du Christ – des hommes et des femmes qui non seulement croient en l’Évangile mais continuent également à suivre la voie de Jésus » Robert E Coleman. The Great Commission Lifestyle (Grand Rapids, MI: Revell, 1992), 19–20.
  11. Coleman, Great Commission Lifestyle, 20: « Les mots ne se réfèrent pas à des frontières géographiques, mais plutôt à tous les peuples de la terre. »
  12. « Global Summary. » The Joshua Project. Visité le 29 septembre 2023. https://joshuaproject.net/.
  13. Philip Jenkins. The Next Christendom (Oxford: Oxford University Press, 2002), 2: « Le stéréotype veut que les chrétiens ne soient ni noirs, ni pauvres, ni jeunes. Si cela est vrai, la sécularisation croissante de l’Occident ne peut que signifier que le christianisme est en voie d’extinction. Dans le monde entier, la foi de l’avenir doit être l’islam. Au cours du siècle dernier, cependant, le centre de gravité du monde chrétien s’est inexorablement déplacé vers le sud, vers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine »
  14. Jenkins, Next Christendom, 3.
  15. Timothy C Tennent. « Lausanne and Global Evangelicalism: Theological Distinctives and Missiological Impact » dans Margunn Serigstad Dahle, Lars Dahle, Knud Jorgensen éd. The Lausanne Movement: A Range of Perspectives (Oxford: Regnum, 2014), 58.
  16. « La relation entre les dimensions évangéliques et sociétales de la mission chrétienne constitue l’un des domaines les plus épineux de la théologie et de la pratique de la mission. » Bosch, Transforming Mission, 401.
  17. « Le « Mandat missionnaire » dans Jean n’a généralement pas été perçu ni par les missiologues ni par les évangélistes. Récemment, nous devons à John R. W. Stott, « l’architecte du Congrès de Lausanne sur l’évangélisation mondiale » (1974), la reconnaissance ouverte d’une version « johannique » du dernier mandat. Mortimer Arias et Alan Johnson. The Great Commission–Biblical Models for Evangelism (Nashville: Abingdon, 1992), 79.
  18. « [John Stott] a avoué qu’il était passé à côté parce qu’il s’était concentré sur la proclamation orale des « trois autres versions principales du Mandat missionnaire » (dans les Évangiles synoptiques) ». Arias et Johnson, The Great Commission, 79.19. John Piper. Let the Nations Be Glad! The Supremacy of God in Missions (Grand Rapids: Baker, 2003), 17.

Authors' Bios

Victor Nakah

Victor Nakah est un ministre presbytérien ordonné et le directeur international pour l'Afrique subsaharienne de Mission to the World (MTW), l'agence d'envoi en mission de l'Église presbytérienne d'Amérique. Il est titulaire d'une maîtrise et d'un doctorat de l'université d'Afrique du Sud et de l'université de Stellenbosch.

Victor a travaillé pour la Scripture Union et IFES au Zimbabwe avant de devenir président du séminaire Theological College du Zimbabwe de 2000 à 2010. Il a présidé l'initiative GlobalLink de Lausanne Cape Town et a fait partie du comité de rédaction du Cape Town Commitment. Il a également occupé des fonctions de direction au sein de l'Overseas Council International et de CURE International.

Outre ses responsabilités principales au sein de MTW, Victor supervise des étudiants au South Africa Theological Seminary (SATS), enseigne à l'Africa Reformation Theological Seminary (ARTS) en Ouganda et siège à plusieurs conseils d'administration, dont le Child Theology Movement-Africa, Khulasizwe Trust (Zimbabwe), Emmanuel Christian University ( Soudan du Sud), Partners in Health Trust (Zimbabwe), et Forgotten Voices International (États-Unis).

Victor sert le Mouvement de Lausanne en tant que coprésident du groupe de travail sur la théologie. Il est marié à Nosizo, avec qui il a deux filles.

Ivor Poobalan

Ivor Poobalan est directeur du Colombo Theological Seminary (CTS) au Sri Lanka depuis 1998. Le CTS est un séminaire évangélique, interconfessionnel et trilingue. Ivor a d'abord été pasteur de jeunesse dans des Églises de Colombo. Il est titulaire d'une licence en théologie de la London School of Theology (Royaume-Uni) et d'une maîtrise en Ancien Testament et langues sémitiques de la Trinity International University (Illinois, États-Unis). En 2015, l'université du Cap lui a décerné un doctorat pour sa thèse intitulée « Qui est le "Dieu de ce siècle" dans 2 Corinthiens 4.4 ? »

Ivor sert le Mouvement de Lausanne en tant que coprésident du groupe de travail sur la théologie. Il est marié à Denisa et ils sont parents de deux filles, Anisha Eng et Serena.

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