S’il existait une liste des dix principaux problèmes que les dirigeants chrétiens feraient bien de garder à l’esprit, la question des excès et du mauvais emploi du pouvoir devrait y figurer en bonne place. Ces dernières années, nous avons vu de nombreux dirigeants chrétiens de renommée mondiale abuser de leur pouvoir, laissant souvent plus d’une victime sur leur passage. C’est navrant. Malheureusement, les témoignages que nous entendons ne sont probablement que la partie émergée de l’iceberg. En outre, cette question est compliquée par le fait que nous, vous et moi, pouvons contribuer à favoriser les abus, et blesser les gens sans le savoir, tout en pensant que nous faisons du bon travail. Cela nous amène à une question très importante : comment pouvons-nous empêcher que cela ne se produise ?
Dans cet article, je mettrai l’accent sur quatre domaines importants, tant pour la prévention d’auteurs délibérés que pour celle des abus involontaires ou de la facilitation des abus. Il s’agit d’éducation et de formation, de politiques et de procédures, de culture, de caractère et de bien-être émotionnel.1
Abus
Qu’est-ce qu’un abus ? Il peut être difficile de répondre à cette question, car une chose peut être profondément nuisible sans pour autant être illégale. Le Dr Diane Langberg, spécialiste des traumatismes dans les Églises, a tenté de répondre à cette question en la comparant à celle de la signification de l’ « être humain ».2 Sa réponse est illustrée ci-dessous :3
Comme le montrent les illustrations, la maltraitance ne peut être définie de manière objective, car nous avons tous des limites et des seuils différents de déclenchement des sentiments d’impuissance.
Politiques et procédures
Au Royaume-Uni, la loi impose de mettre en place une politique de protection des enfants et adultes vulnérables. Cependant, la réalité est que tout adulte peut être vulnérable aux abus, et il est difficile de trouver des politiques et des procédures qui prennent en compte tous les cas. Une étude montre qu’aux États-Unis, seulement huit pour cent des Églises ont une politique pour guider les victimes [femmes adultes].4 Ce qui complique les choses, c’est qu’il peut s’écouler des années avant que les survivantes ne soient capables de faire face à la réalité d’avoir été des victimes. Chaque Église et chaque organisation doit disposer d’une procédure facilement accessible à tous, qui indique à qui s’adresser, qui est responsable d’agir et quelle aide est disponible, dans toutes les circonstances imaginables. Une difficulté du service chrétien consiste à fixer les limites floues entre autorité et amitié ou relation spirituelle. Par exemple, comment le pasteur peut aussi être un ami, ou comment la « culture familiale » sert d’excuse pour ne pas suivre les procédures officielles – « réglons cela en tant que frères et sœurs dans le Christ ».
Culture
La culture comporte trois aspects importants. Le premier consiste à s’assurer que l’organisation n’a pas une culture d’abus systémique, dans laquelle le système fonctionne pour dissimuler l’abus. Par exemple, l’Église catholique a été connue pour envoyer des prêtres dans une autre Église / paroisse lorsque des allégations d’abus avaient été formulées à l’encontre de ces prêtres, au lieu de traiter ces allégations.
Deuxièmement, il doit y avoir une culture d’éveil. Les gens doivent savoir à quoi veiller. Il est facile de penser que nous serions tous capables de reconnaître un agresseur, mais la dure vérité est que même les personnes formées ne sont pas capables de reconnaître les menteurs.5 Une autre dure vérité est que cinq viols sur six contre des femmes sont perpétrés par quelqu’un qu’elles connaissent.6 Étant donné qu’une femme sur cinq a été victime d’un abus sexuel,7 il est probable que vous connaissiez quelqu’un qui en a été victime, et il y a de fortes chances que vous connaissiez aussi l’agresseur.
Enfin, la culture organisationnelle doit offrir un environnement psychologiquement sûr où il est possible de dire « non », même à quelque chose d’aussi anodin que le bénévolat, sans se sentir coupable ; un environnement où l’on ne craint pas d’être exclu si l’on dit ou fait « de travers ». Une culture où les gens sont conscients des limites de chacun et les respectent, et où ils se comportent les uns avec les autres avec empathie.
Caractère et bien-être émotionnel
Avoir un caractère semblable à celui du Christ est certainement ce que nous recherchons chez tous les chrétiens. Malheureusement, les prédateurs s’inventent délibérément une double vie8 et utilisent une tactique connue, se faire voir comme « le gentil » pour s’attaquer à leurs victimes.9 Leur arme la plus puissante consiste à se faire passer pour quelqu’un de gentil et de généreux, de sorte que les gens se disent automatiquement « ils ne peuvent pas avoir fait une chose pareille ! » Quatre-vingt-dix pour cent des prédateurs sexuels se disent religieux,10 probablement parce que les chrétiens sont considérés comme plus confiants et plus naïfs.11 Ainsi, non seulement les prédateurs ciblent spécifiquement les communautés religieuses, mais ils savent aussi comment agir pour être sympathiques et perçus comme dignes de confiance, et peu susceptibles d’être détectés comme des menteurs. Pour la plupart d’entre nous, il est si difficile d’admettre que le dirigeant que nous connaissons et aimons est aussi un agresseur, que nous recourons automatiquement à la dissonance cognitive,12 et finissons par rejeter l’évidence. En conséquence, nous pouvons même blâmer la victime, parce que nous ne voulons pas rester dans l’inconfort de notre jugement erroné et faire face aux conséquences. Alors, que faire ? C’est là qu’il est important d’éduquer et de former.
Éducation et formation
L’éducation et la formation sont des éléments essentiels de la prévention. En ce qui concerne la prévention des prédateurs, de nombreux domaines ont déjà été mentionnés : la compréhension de ce qu’est l’abus, les statistiques montrant qu’il se produit parmi nous, la difficulté de détecter les mensonges et l’utilisation de la tactique consistant à être « le gentil ». Cependant, les prédateurs utilisent de nombreuses autres tactiques, souvent simultanément, et l’essentiel est qu’ils utilisent leur pouvoir pour essayer de prendre le contrôle.
Pouvoir
Tout type d’abus est une mauvaise utilisation du pouvoir, c’est-à-dire la capacité d’influencer et de manipuler. Beaucoup pensent qu’être humain, c’est avoir du pouvoir.13 Malheureusement, beaucoup ne sont pas conscients du pouvoir qu’ils détiennent, eux-mêmes et ceux qui les entourent, tant au niveau microéconomique qu’au niveau macroéconomique, et ne sont donc pas non plus conscients de la dynamique de pouvoir qui s’exerce entre différentes personnes. Les moins puissants peuvent ainsi se retrouver dans une position vulnérable. Le micro-niveau concerne le pouvoir que nous détenons en tant qu’individu. Celui-ci peut s’exprimer sous différentes formes : physique (grand et musclé), verbale (fort et affirmé), émotionnelle (provoquer la peur et manifester sa colère), positionnelle (posséder des connaissances spécialisées ou détenir un certain titre) ou spirituelle (par ex. affirmer : « Dieu m’a dit… »). Le pouvoir au niveau macro peut être caché dans nos normes, notre vision du monde et notre théologie. Nous avons indirectement du pouvoir grâce à la culture que nous défendons et à l’orientation théologique que nous enseignons. Hiebert affirme que nous devrions nous demander qui bénéficie et qui est opprimé par nos perspectives théologiques et bibliques.14 Nous devons également garder à l’esprit que le langage que nous utilisons et ses interprétations jouent un rôle important à cet égard. Réfléchir régulièrement à ce qui précède nous rend plus à même de discerner si nous causons des dommages et des traumatismes à un niveau macro.
Être informé sur les traumatismes
Le dernier domaine à mentionner dans le cadre de l’éducation est l’importance de la prise en compte des traumatismes. Être informé des traumatismes signifie avoir une compréhension de base du fonctionnement de notre cerveau et de notre système nerveux, de ce qu’est un traumatisme et de ce qui se passe dans notre corps lorsqu’il se sent menacé. Que veut dire être en mode de survie, ce que l’on appelle aussi être hors de notre Fenêtre de tolérance (WOT, pour le sigle anglais) ?15 Notre fenêtre de tolérance est liée à notre capacité à gérer les émotions et les sentiments difficiles. Lorsque notre système nerveux se trouve face à une situation qui lui semble trop difficile à affronter, il entre dans une réaction se défendre-fuir-se figer-ramper (mode de survie), c’est ce qui se produit lorsque nous sommes en dehors de notre WOT. Voici quelques exemples des différentes réponses possibles :16
Il est important de noter que nous ne choisissons pas consciemment notre réaction et qu’il est tout à fait normal, en particulier pour les femmes, d’avoir une réponse passive à une situation que le corps peut percevoir comme menaçante.17 Une réponse passive signifie que le corps est incapable de dire « non », il se fige et peut même adopter une sorte de soumission, ce qui explique pourquoi il peut être si difficile de détecter les abus. Les victimes peuvent être amenées à penser qu’elles le « voulaient » ou à se blâmer elles-mêmes, un dirigeant peut abuser de quelqu’un involontairement et il est facile de blâmer les victimes de n’avoir rien dit. La dynamique de pouvoir joue un rôle important car une personne d’autorité peut déclencher une réaction de survie chez beaucoup de personnes. La même chose peut déclencher des sentiments tels que l’impuissance, la honte et la déconnexion. Il est donc impératif de favoriser une culture absente de peur, avec une compréhension et un respect des limites personnelles. En outre, en termes de bien-être émotionnel, les dirigeants qui opèrent en dehors de leur WOT peuvent accidentellement devenir abusifs s’ils ont recours à des mécanismes d’adaptation malsains tels qu’un comportement de contrôle, des tendances narcissiques ou des brimades. L’épuisement est un facteur qui peut pousser quelqu’un à sortir de sa fenêtre de tolérance. Par conséquent, il est important de prendre soin de soi, de reconnaître quand nous fonctionnons en dehors de notre WOT et de comprendre quelles sont les situations qui peuvent déclencher une telle réaction.
Conclusion
Cet article a donné une introduction sur les abus et sur comment prévenir ceux-ci, ainsi qu’un mauvais usage du pouvoir chez les dirigeants chrétiens.18 Pour éviter les abus de la part de prédateurs, ainsi que pour éviter de créer les circonstances d’abus ou les occasions de blesser involontairement d’autres personnes, il y a quatre domaines cruciaux dont nous devons tenir compte. Il s’agit de l’éducation et de la formation, des politiques et des procédures, de la culture, du caractère et du bien-être émotionnel. On ne peut s’attendre à des résultats positifs si l’on n’aborde pas tous ces domaines, car ils influent les uns sur les autres. Nous avons cependant un moyen de commencer à faire bouger les choses : en en parlant ouvertement et en étant conscients de la fréquence de ce phénomène. Ainsi, lorsque quelqu’un partagera son histoire douloureuse, nous l’écouterons attentivement avec empathie et nous ne la rejeterons pas automatiquement.
Endnotes
- Merethe Dahl Turner, ‘A critical evaluation of ForMission College’s strategy to prevent the abuse and misuse of power in missional leaders’ (MA diss., ForMission College, 2022), 19.
- Diane Langberg, Redeeming Power (Grand Rapids: Brazos Press, 2020), 7–8.
- Turner, ‘A critical evaluation,’ 19.
- David Kenneth Pooler, and Liza Barros-Lane, ‘A National Study of Adult Women Sexually Abused by Clergy: Insights for Social Workers,’ Social Work 67, no. 2 (January 2022), 123–133.
- Anna Salter, Predators (New York: Basic Books, 2003), 40.
- ‘Statistics about sexual violence and abuse,’ Rape Crisis UK, accessed 23 June 2022, https://rapecrisis.org.uk/get-informed/about-sexual-violence/statistics-sexual-violence/#key-statistics.
- ‘Statistics about sexual violence and abuse,’ Rape Crisis UK, accessed 23 June 2022, https://rapecrisis.org.uk/get-informed/about-sexual-violence/statistics-sexual-violence/#key-statistics.
- Salter, Predators, 31.
- Natalie Collins, Out of Control, (London: Society for Promoting Christian Knowledge, 2019), 18–19.
- Glen Scrivener, ‘Church abuse: protecting ministries, destroying souls,’ interview with Diane Langberg, The Speak Life Podcast, Podcast audio, 23 March 2021, https://podcasts.apple.com/gb/podcast/church-abuse-protecting-ministries-destroying-souls/id626198781?i=1000514583210.
- Salter, Predators, 139; Wade Mullen, Something’s Not Right: Decoding the Hidden Tactics of Abuse—And Freeing Yourself from Its Power (Illinois: Tyndale House, 2020), 15.
- Shira Berkovits, ‘Institutional abuse in the Jewish community,’ Tradition 50, no. 2 (2017), 12.
- Langberg, Redeeming Power, 3.
- Paul G. Hiebert, Transforming Worldviews (Grand Rapids: Baker Academic, 2008), 226.
- Daniel Siegel in Aundi Kolber, Try Softer: A Fresh Approach to Move Us Out of Anxiety, Stress, and Survival Mode—And Into a Life of Connection and Joy (Illinois: Tyndale House, 2020), 71.
- Illustrations by Merethe Dahl Turner with reference to Kolber, Try Softer, 74; Sarah Davies, ‘What is “Window of Tolerance”? Emotional regulation model explained,’ 13 July 2020, https://www.drsarahdavies.com/post/what-is-window-of-tolerance-emotional-regulation-model-explained; Caroline Leaf, ‘The 4 Main Trauma Responses & How to Recognize Your Dominant One + How to Use Self-Regulation & A Neurocycle to Heal Trauma,’ 27 July 2022, https://drleaf.com/blogs/news/the-different-types-of-trauma?_pos=8&_sid=3b7437a5d&_ss=r.
- Robert Scaer Natalie Collins, Out of Control, (London: Society for Promoting Christian Knowledge, 2019), 173.
- Note de la rédaction : Voir La culture transcendante du leadership au service des autres par Mary Ho dans Analyse mondiale du Mouvement de Lausanne, mars 2020, https://lausanne.org/fr/global-analysis/la-culture-transcendante-du-leadership-au-service-des-autres.