Global Analysis

Témoins Japa

fuite des cerveaux ou témoins migrants ?

Israel Oluwole Olofinjana Jan 2025

Introduction

Les études missiologiques sont lourdement chargées de vocabulaire et de langues européennes et occidentales. Cela s’explique en partie par la façon dont l’histoire de la mission a été écrite et s’est développée, en mettant l’accent sur la mission de l’Occident vers le reste du monde. Au moment où, dans le cadre de la mission dans le monde majoritaire, nous continuons à nous débattre avec les implications de la missiologie polycentrique, quel vocabulaire et quels langages émergent de ces contextes et peuvent nous aider à imaginer autrement la mission au 21e siècle ?

L’une des choses que j’essaie de faire pour remédier à ce déséquilibre est de voir comment nous pouvons faire de la théologie en accordant plus d’attention aux langues, au vocabulaire et aux argots africains. L’une des expressions les plus répandues parmi les jeunes Nigérians d’origine Yoruba est le mot Japa qui signifie s’échapper, s’enfuir ou prendre des mesures rapides pour son avenir ! Cet article illustre comment on peut faire de la théologie en utilisant le mot yoruba Japa pour explorer l’intersection de la mission et de la migration en Grande-Bretagne.

Les réalités de Japa !

Depuis la pandémie de COVID-19, on assiste à une nouvelle vague de migration en provenance du continent africain. Cette nouvelle vague de migration est aujourd’hui décrite par les Nigérians Yoruba comme Japa ! De nombreux jeunes Nigérians et Africains tentent d’échapper aux difficultés économiques auxquelles leur pays est confronté ou prennent les choses en main pour se forger un nouvel avenir en s’enfuyant vers des pays occidentaux perçus comme des pâturages plus verts. Des schémas similaires mais différents sont observés parmi les migrants de Hong Kong et un des théologiens de Hong Kong au Royaume-Uni a inventé un terme, runology (fuitologie, en français), pour décrire la manière dont les migrants de Hong Kong tentent d’échapper à la situation politique de leur pays.1 Si ce Japa du Nigeria concerne principalement les jeunes, il ne s’y limite pas. En effet d’autres personnes cherchent à s’échapper de la même manière. Le Japa passe par divers systèmes de visas, notamment pour travailler comme aide-soignant·e en Grande-Bretagne, étudier dans des universités occidentales, etc.

Au cours des deux dernières années, j’ai eu des conversations avec mes jeunes cousins qui voulaient désespérément quitter le pays par tous les moyens possibles parce qu’ils pensaient à leurs perspectives d’avenir au Nigeria. Certaines de ces conversations ont été à la fois très difficiles et tristes. Tout d’abord, j’y entends les frustrations liées à l’absence de perspectives que ressentent de nombreux jeunes Nigérians dans leur pays. Deuxièmement, je constate les souffrances que les Nigérians endurent en raison de la crise économique mondiale qui s’est déclarée depuis la pandémie. Si cette crise économique mondiale touche tout le monde, dans le cas de l’Afrique elle devient critique car les réalités de la pandémie ont intensifié les troubles économiques et politiques déjà existants. Mais il est encore plus tragique d’entendre les expériences de certaines personnes que je connais et qui sont arrivées au Royaume-Uni par le biais du programme de travailleurs sociaux – l’exploitation due à une mauvaise gestion du programme aux niveaux intermédiaires ; le choc de réaliser que, à cause de leur lutte quotidienne pour survivre, la Grande-Bretagne n’est pas un pâturage plus vert comme certains l’avaient imaginé.

Il est dès lors peut-être important de se poser la question suivante : le Japa a-t-il le potentiel de contribuer à ce que je décris comme des témoins migrants en Occident ou s’agit-il d’une forme de fuite des cerveaux provenant des ressources humaines du Nigéria ? Lorsque j’ai quitté les côtes du Nigeria le jour de la fête de l’indépendance (1er octobre 2004), j’ai laissé des amis qui étaient financièrement à l’aise et d’autres qui avaient de bonnes perspectives au Nigeria. Ils n’auraient jamais pensé partir à l’étranger, sauf pour des vacances ou autres rencontres sociales. Vingt ans plus tard, certains d’entre eux ont déménagé en Grande-Bretagne et dans d’autres pays européens parce qu’ils ont perdu leur entreprise ou que l’inflation économique a épuisé leurs ressources. À mon avis, le Japa, comme d’autres types de migration de jeunes en provenance d’autres pays africains, est une forme de fuite des cerveaux présents sur le continent. Si l’Afrique, en tant que continent, doit devenir une source majeure de puissance économique et politique à l’avenir, elle a certainement besoin de ses jeunes qui ont le potentiel et la vision nécessaires pour en faire une réalité.

Daniel et les garçons hébreux : serviteurs de l’occupant de leur pays ou témoins migrants ?

En ce qui concerne la fuite des cerveaux, je me mets à penser et à réfléchir au récit biblique de Daniel et des autres garçons hébreux pendant l’une des périodes d’exil. Alors que la ville de Jérusalem est assiégée par les Babyloniens, le roi de Babylone enlève de force certains jeunes hommes de la famille royale et de la noblesse pour les mettre à son service. En fait, les meilleurs cerveaux que Juda pouvait offrir à cette époque étaient « colonisés » au service du roi de Babylone. Nous voyons donc Daniel et les trois garçons hébreux mettre leurs dons et leurs capacités au service du roi de Babylone. Ce texte aborde la question de la fuite des cerveaux, car les meilleures ressources humaines de Juda ont été prises par ceux qui occupaient leur pays. Mais le texte révèle également une autre conséquence : Daniel et les garçons hébreux sont également devenus des témoins migrants. Ils ont réussi à s’engager dans une résistance et une influence pacifiques, perturbant l’idée et l’imagerie de l’empire babylonien par une vision du royaume de Yahvé. La résistance pacifique s’est manifestée par le refus de Daniel de manger les délicieux mets du roi, consacrés aux divinités babyloniennes. Daniel a utilisé son don de Dieu pour interpréter le rêve du roi et sa vision d’un empire supérieur, mais il a également révélé que le royaume de Yahvé est le seul royaume éternel.

Témoins migrants dans la diaspora2

Si la colonisation a infligé à Daniel et aux garçons hébreux une fuite des cerveaux, ces hommes sont néanmoins devenus des témoins migrants. Le Japa a-t-il alors le potentiel de contribuer à la migration de témoins en Grande-Bretagne ? Les témoins migrants peuvent être qualifiés d’agents chrétiens que Dieu utilise par l’intermédiaire de facteurs diasporiques pour réaliser les objectifs de son royaume sur terre. Dans Actes 1.8, le mot grec traduit par « témoins », pour décrire la mission de Dieu, est μαρτυρες, d’où vient le mot « martyrs ». Ainsi donc, être témoin du royaume de Dieu a un coût, ce que les Actes des Apôtres montrent clairement avec la mort d’Étienne et de Jacques, et la période patristique avec les nombreux disciples de Jésus qui sont morts pour ce qu’ils croyaient. Mais la mission de Dieu dans les Actes s’est aussi accomplie par la dispersion du peuple de Dieu. La mort d’Étienne est devenue le catalyseur du témoignage diasporique de l’Église du Nouveau Testament.

« Ceux qui avaient été dispersés (διασπαρεντες – diasparentes) à cause de la détresse survenue après la mort d’Étienne passèrent donc en Phénicie, à Chypre et à Antioche ; ils ne disaient la Parole à personne d’autre qu’aux Juifs. Il y eut cependant parmi eux quelques hommes de Chypre et de Cyrène qui, venus à Antioche, parlèrent aussi aux gens de langue grecque et leur annoncèrent la bonne nouvelle du Seigneur Jésus. » (Actes 11.19-20, NIV)

Dans ce texte, le mot « diaspora » est utilisé pour décrire la dispersion des croyants qui avaient été témoins de la mort d’Étienne. Il semble donc que Dieu ait utilisé l’intersection de l’élément diasporique et du témoignage pour répandre l’Évangile. Si Dieu utilise les témoins migrants pour atteindre ses objectifs dans son royaume, alors le Japa, bien qu’il soit effectivement une forme de fuite des cerveaux, peut également constituer un potentiel pour les témoins migrants et croyants qui viennent en Grande-Bretagne. La mort d’Étienne a été le facteur de la dispersion. Dans le contexte actuel, les facteurs qui conduisent au Japa sont, entre autres, la persécution des chrétiens et les difficultés économiques et politiques. Les jeunes de nombreux pays africains qui tentent de s’échapper peuvent-ils devenir une agence missionnaire en Europe ? Leur expérience de la souffrance, des épreuves, de la liminalité et de la survie leur permet de comprendre le sacrifice. Celle-ci, combinée à leur foi, pourrait permettre qu’ils deviennent des témoins migrants.

Les jeunes de nombreux pays africains qui tentent de s’échapper peuvent-ils devenir une agence missionnaire en Europe ? Leur expérience de la souffrance, des épreuves, de la liminalité et de la survie leur permet de comprendre le sacrifice. Celle-ci, combinée à leur foi, pourrait permettre qu’ils deviennent des témoins migrants.

J’ai récemment eu le privilège d’assister à une réunion qui examinait la possibilité d’implanter une Église pentecôtiste nigériane en Grande-Bretagne. Ce qui m’a frappé lors de cette réunion, c’est le grand nombre de jeunes Nigérians passionnés par Jésus qui étaient présents dans cette salle. Je me suis rendu compte qu’en raison du Japa le Nigeria avait perdu beaucoup de ses jeunes, mais aussi que ces jeunes avaient le potentiel de devenir les nouveaux missionnaires d’aujourd’hui en Grande-Bretagne, contribuant ainsi à être des témoins émigrés en Occident.

Collaboration avec les témoins migrants

Pour que ces nouveaux témoins soient efficaces, il faudra une collaboration interculturelle de la part des Églises britanniques, et avec elles, qui permettra de discerner comment accueillir cette nouvelle force missionnaire et lui donner un sentiment d’appartenance. Notre hospitalité devra fournir un effort supplémentaire pour contrer la tendance de la société britannique à l’inhospitalité envers les réfugiés et les demandeurs d’asile. Une façon de commencer consistera peut-être à aborder la xénophobie de la société dans nos Églises, en reconnaissant que l’accueil ne suffit pas. Nous devons créer un processus qui mène de l’accueil à l’appartenance et à l’intégration. À quoi cela ressemblerait-il ?

Notre hospitalité devra fournir un effort supplémentaire pour contrer la tendance de la société britannique à l’inhospitalité envers les réfugiés et les demandeurs d’asile. Une façon de commencer consistera peut-être à aborder la xénophobie de la société dans nos Églises, en reconnaissant que l’accueil ne suffit pas.

L’accueil est la première étape de notre hospitalité et ne doit jamais être considéré comme une fin en soi. L’accueil consiste à créer intentionnellement des espaces et des contextes permettant aux nouvelles personnes de se sentir à l’aise dans notre communauté. L’accueil ne se limite donc pas à offrir du thé et des biscuits à quelqu’un le dimanche matin, il se poursuit en veillant à ce que les nouveaux témoins migrants se sentent à l’aise dans nos Églises.

L’appartenance est quelque chose de beaucoup plus profond, elle va au-delà de l’introduction qu’est l’accueil et cherche à créer intentionnellement des espaces et des contextes permettant aux nouvelles personnes de commencer à exprimer qui elles sont, ce qui leur permet de sentir qu’elles peuvent appartenir à un groupe. Si l’accueil est une question de confort, l’appartenance est une question d’identité. Les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés ont-ils le sentiment de pouvoir faire part honnêtement de certaines de leurs difficultés dans nos Églises ou pensent-ils qu’ils seront stéréotypés, jugés ou incompris ? Les nouveaux témoins migrants de nos Églises peuvent-ils, au sein de nos groupes de maison, exprimer le racisme auquel certains d’entre eux sont confrontés, à la fois dans l’Église et dans la société ? Créer un sentiment d’appartenance perturbe parfois notre confort, en particulier si nous ne cherchons pas à assimiler de nouvelles personnes ou à comprendre d’où elles viennent.

Les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés ont-ils le sentiment de pouvoir faire part honnêtement de certaines de leurs difficultés dans nos Églises ou pensent-ils qu’ils seront stéréotypés, jugés ou incompris ?

Enfin, nous devrions nous efforcer de parvenir à une intégration où les nouveaux venus dans nos Églises, en particulier ceux qui viennent d’un autre pays ou d’une minorité ethnique, ne se sentent plus étrangers, mais comme une partie importante de notre communauté. Ils auront le sentiment de faire partie intégrante de la vie de l’Église parce qu’ils auront été inclus. Ils auront le sentiment d’appartenir à un groupe parce qu’ils pourront partager leurs luttes et leurs joies. Et surtout, ils auront la possibilité de contribuer et de participer à la dynamique de la mission de l’Église, réalisant ainsi leur potentiel en tant que témoins migrants.3

Notes

  1. Rev Chi-Wai Wu talked about ‘Runology’ in a presentation on Hong Kong migrants and their mission potential at a gathering of national senior church leaders called Intercultural Leadership Forum hosted at All Nations Christian College.
  2. Editor’s Note: See article Diasporas from Cape Town 2010 to Manila 2015 and Beyond by Sadiri Joy Tira in the Lausanne Global Analysis, March 2015. 
  3. See article Decolonising mission: Jesus’s decolonial ethic of God’s Kingdom, Evangelical Focus by Israel Oluwole Olofinjana.

Biographies des auteurs

Israel Oluwole Olofinjana

Israel Oluwole Olofinjana est le directeur de la Commission « Un seul peuple » de l’Alliance évangélique britannique. Il est pasteur baptiste ordonné et accrédité, et il a dirigé deux Églises baptistes multiethniques et une Église charismatique indépendante. Il est le directeur fondateur du Centre for Missionaries from the Majority World, une initiative de réseautage missionnaire qui offre une formation interculturelle aux missionnaires inversés en Grande-Bretagne. Il est consultant auprès de Lausanne Europe, qu’il conseille sur les questions liées aux ministères de la diaspora en Europe.

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