Global Analysis

Repenser la contextualisation au Cameroun

l’approche « émergence-contexte » pour une compréhension culturelle de l’Évangile

Emmanuel Oumarou Mar 2023

le christianisme doit conserver son universalité, tout en veillant à rester pertinent pour des cultures spécifiques.

La foi chrétienne est supraculturelle et suprahistorique. L’Évangile a été donné à tous les peuples, partout et à toutes les générations. Cela fait du christianisme une foi universelle. Cependant, Dieu veut que cette foi universelle trouve son expression dans toutes les cultures du monde, quelles que soient leurs particularités. Cela souligne la dimension locale ou contextuelle de la foi. Il s’ensuit que le christianisme est à la fois universel et local. La tension dynamique entre l’universel et le local dans le christianisme est précisément ce qui exige la contextualisation. Pour rester fidèle à sa nature, le christianisme doit conserver son universalité, tout en veillant à rester pertinent pour des cultures spécifiques.

Dans cet article, nous allons examiner l’état de la contextualisation au Cameroun, en cherchant à répondre aux questions suivantes : Les évangéliques du Cameroun ont-ils tenté de rendre le christianisme intelligible dans leur contexte ? Si oui, quelle est la nature et l’étendue de cette tentative ?

Différentes significations du concept de contextualisation

Depuis que Shoki Coe a inventé le terme en 1972, la contextualisation a été définie de manières diverses. Dans cet article, j’aborde la contextualisation de la foi chrétienne dans ses cultures d’accueil en tant qu’approche ex-contexte (de l’intérieur vers l’extérieur)[1], ce que j’appelle l’approche émergence-contexte, ou « ex-contextuation ». Cette approche met en évidence l’émergence d’expressions, formes et pratiques du christianisme qui s’incarnent en partant de l’intérieur d’un contexte. Il s’agit d’une approche émique[2] et endogène[3] qui permet aux pensées et aux pratiques chrétiennes d’émerger d’un contexte. Elle s’enracine dans un contexte et s’en inspire pour exprimer la foi chrétienne, que cette expression soit théologique, liturgique, pastorale, etc.

La contextualisation en tant qu’ex-contextuation découle d’une compréhension dynamique des vérités bibliques, qui s’expriment en tenant compte des réalités contextuelles d’une culture d’accueil. L’ex-contextuation peut être initiée par des leaders chrétiens natifs qui ont la capacité d’auto-théologiser, à savoir la capacité d’interagir avec la Bible de manière critique afin de construire des théologies qui sont à la fois bibliques et contextuelles. Toutefois, des missionnaires étrangers ayant une profonde compréhension émique d’un contexte local peuvent aussi initier le processus.

La contextualisation en tant qu’ex-contextuation découle d’une compréhension dynamique des vérités bibliques, qui s’expriment en tenant compte des réalités contextuelles d’une culture d’accueil

Je distingue l’ex-contextuation de l’eis-contextuation, approche en-contexte (qui va de l’extérieur vers l’intérieur d’un contexte) et qui caractérise souvent certains efforts missionnaires en niant l’essence même de la contextualisation. Je décris l’eis-contextuation comme l’approche qui implique une insertion dans le contexte. Cette approche permet de comprendre que les expressions, formes et pratiques de la foi chrétienne sont importées depuis un contexte (occidental, par exemple) pour être adaptées à un autre contexte. C’est une approche qui permet l’adaptation, dans une culture d’accueil, de pensées (p.ex. la théologie) et de pratiques (p.ex. la liturgie) chrétiennes étrangères provenant de la culture du missionnaire. L’approche est étique [4] et exogène.[5]

Je soutiens que, si l’on veut traduire la foi chrétienne dans les cultures humaines, la meilleure approche est celle de l’émergence-contexte, à condition d’être faite de manière critique. Une telle approche me paraît la plus appropriée pour permettre à des cultures de comprendre la foi chrétienne. Elle s’exprime de manière synchronique avec leur logique interne et leur vision du monde. En ce sens, l’ex-contextuation peut être la voie qui permet à chaque culture de personnaliser, rendre autochtone et clarifier le sens de la confession : « Jésus est Seigneur ».[6] Mon évaluation de la contextualisation au Cameroun se fera dans cette perspective d’ex-contextuation.

Paysage géographique, socioculturel et religieux du Cameroun

Le Cameroun est un pays niché dans la région Afrique centrale. Officiellement connu sous le nom de République du Cameroun, le pays couvre une superficie de plus de 475 000 kilomètres carrés et compte environ 25 millions d’habitants. Abritant près de 260 groupes ethniques, le Cameroun est une grande mosaïque de populations et de diversités socioculturelles, ethniques et linguistiques.

Bien que le Cameroun soit un État laïque, son paysage religieux est riche et varié, les religions traditionnelles africaines, l’islam et le christianisme étant dominants. En ce qui concerne le christianisme, Roch Ntankeh observe que 70 % de la population camerounaise « se réclame du christianisme ».[7] Les traditions chrétiennes dominantes au Cameroun sont les catholiques romains, les adventistes et les protestants. La tradition protestante comprend différentes familles telles que les calvinistes, les luthériens, les baptistes, les méthodistes, les anglicans et les pentecôtistes ou charismatiques. La plupart de ces familles protestantes appartiennent au mouvement évangélique au sens large. Dans cet article, le terme « évangéliques » fait principalement référence à ces familles protestantes.

Contextualisation au Cameroun

À mon avis, les tentatives évangéliques de traduction de la foi chrétienne dans les cultures camerounaises locales relèvent principalement de « l’insertion-contexte » plutôt que de « l’émergence-contexte ». Cette orientation est perceptible dans plusieurs dimensions des expressions évangéliques de la foi chrétienne, notamment les dimensions kérygmatiques, liturgiques et théologiques.

1. La dimension kérygmatique

Par kérygmatique, j’entends ce qui a trait à la prédication / enseignement. J’observe en général que dans de nombreuses Églises évangéliques du Cameroun, tant le contenu de l’Évangile que les méthodes de sa transmission, sont largement en phase avec leurs Églises mères occidentales à l’étranger. Prenons par exemple le cas de l’Église presbytérienne du Cameroun (EPC). Selon le missiologue camerounais Jean Duclaire Sap : « le catéchisme en usage à l’EPC, de même que la confession de foi sont ceux de Westminster, comme le déclare la préface de la version Bassa (une langue maternelle du Cameroun) de ce texte.[8] »

Bien que de nombreux Camerounais aient largement assimilé la pensée occidentale, une grande partie des Camerounais conservent malgré tout leur identité épistémique et culturelle.

Dans de nombreuses Églises évangéliques du Cameroun, les principes et les méthodes d’homilétique, par exemple, reflètent encore beaucoup les logiques internes ou les hypothèses épistémologiques de l’Occident. Que l’on envisage des sermons basés sur un passage biblique (sermons exégétiques et sermons textuels) ou des sermons thématiques (d’actualité, biographiques ou diachroniques), ces méthodologies sont enracinées dans les schémas de pensée rationnelle / conceptuelle de l’Occident.

Bien que de nombreux Camerounais aient largement assimilé la pensée occidentale en raison de leur exposition aux systèmes éducatifs occidentaux hérités de l’époque coloniale et de leur adoption de modes de vie occidentaux, une grande partie des Camerounais conservent malgré tout leur identité épistémique et culturelle. Les méthodologies de communication de l’Évangile devraient donc refléter ces identités afin de permettre une communication efficace du Christ aux populations locales, pour qui les méthodes de communication que sont les récits, les proverbes et les énigmes sont familières.

Dans certains contextes ruraux de l’arrière-pays, il existe encore des groupes ethniques auxquels la foi chrétienne a été apportée sans guère de considération pour la contextualisation. J’en veux pour preuve les activités missionnaires auprès du peuple Mbororo dans le nord-ouest du Cameroun. Fubang Emmanuel, fondateur et directeur de l’Institut de théologie évangélique de Bamenda, au Cameroun, expert de la mission chez les Mbororo, déplore l’absence flagrante de communication contextuelle de l’Évangile au sein de cette communauté. Il déplore que « la communication de l’Évangile, l’implantation d’Églises et la formation de disciples ne soient pas contextualisées parmi les Mbororo, au Cameroun ».[9]

2. La dimension liturgique

Une grande partie des styles de culte visibles chez les évangéliques camerounais est liée à l’Occident.

Une grande partie des styles de culte visibles chez les évangéliques camerounais est liée à l’Occident. Le style de culte pentecôtiste tend à reproduire le style de culte de ses origines de la rue Azusa, à Los Angeles, au début du 20e siècle. De même, de nombreux évangéliques non pentecôtistes ont conservé les modèles liturgiques de leurs Églises mères occidentales, même si certains ont légèrement retouché quelques aspects de ces modèles pour tenter d’y ajouter un vernis local. Il n’en demeure pas moins que, parmi les évangéliques camerounais, le culte a été principalement adapté de sources extérieures, au lieu d’être créatif et de refléter de nouvelles façons de glorifier Dieu qui s’inspirent des réalités socioculturelles locales.

Le répertoire des cantiques évangéliques au Cameroun est principalement occidental. La plupart des chants que les chorales présentent pendant les cultes sont originaires de l’Occident, en particulier d’Amérique. L’ethnomusicologue camerounais Ntankeh Roch note que les chants hérités des missionnaires occidentaux persistent et « occupent une place prépondérante dans le chant de l’Église [évangélique] ».[10]

Le chant évangélique au Cameroun est également largement marqué par l’importation de chants en provenance du Nigéria. Il est courant, lors des cultes, d’entendre des chants dans des langues populaires nigérianes telles que le yoruba ou l’igbo. Ce phénomène qui tend à donner une teinte nigérienne à la musique de louange et au culte camerounais a été décrié par certains chrétiens camerounais sensibles à la culture.

Les instruments de musique locaux sont rarement utilisés pour le culte et la louange. La plupart des Églises, notamment dans les communautés urbaines, utilisent des instruments de musique occidentaux. Peu d’Églises mélangent des instruments occidentaux contemporains avec des instruments de musique traditionnels fabriqués localement. L’utilisation d’instruments de musique traditionnels lors des cultes s’observe essentiellement dans l’arrière-pays, pas nécessairement parce que les fidèles accordent de la valeur à leurs instruments fabriqués localement, mais par manque de moyens pour acheter des instruments occidentaux. L’une des rares personnes de ma connaissance qui écrivait et chantait en Bali Nyonga (une des langues vernaculaires du Cameroun), en utilisant des rythmes, des gammes et des instruments de musique locaux, a été fortement persécutée dans une dénomination évangélique et étiquetée comme syncrétiste.

3. La dimension théologique

la plupart sont diplômés d’institutions bibliques qui forment les étudiants en utilisant des cadres théologiques occidentaux.

Bien que le nombre de théologiens camerounais soit en augmentation, la plupart sont diplômés d’institutions bibliques qui forment les étudiants en utilisant des cadres théologiques occidentaux. Cette tendance semble émaner de la compréhension que la théologie occidentale est vérifiable dans les manuels qui servent de support didactique à la formation théologique au Cameroun. Étant donné que toute théologie est contextuelle, la théologie qui émerge des contextes occidentaux tend à refléter les réalités de l’Occident. Cela implique que les réflexions théologiques des évangéliques camerounais adaptent largement la théologie occidentale aux contextes locaux, au lieu de laisser leur théologie émerger de ces contextes. Or pour être vraiment autochtone, la théologie doit germer du sol camerounais et être teintée des couleurs locales. En général, donc, la théologie des évangéliques se modèle sur le schéma de l’insertion-contexte.


Yaoundé, Cameroon

Un modèle d’émergence-contexte   

Il existe quelques cas où les évangéliques ont fourni des efforts significatifs pour rendre autochtone l’Évangile au Cameroun. L’Église Évangélique Luthérienne du Cameroun (EELC) en est un.

Logo of the Evangelical Lutheran Church of Cameroon

L’EELC a une approche intéressante de la contextualisation dans les villes camerounaises. Étant donné que dans les zones urbaines les Églises sont cosmopolites et multiculturelles, les congrégations luthériennes diversifient souvent leurs approches liturgiques, de sorte que, de temps à autre, pendant les cultes, la liturgie alterne entre les langues officielles (français et anglais) et les langues autochtones représentées parmi les fidèles. Cette approche liturgique multiculturelle est également évidente dans l’intégration de chants modernes et traditionnels pendant les cultes. De temps en temps, des groupes ethniques locaux constitués de membres de la paroisse sont autorisés à former des chorales autochtones ou à chanter en utilisant des mélodies, des rythmes musicaux et des gammes locaux, ainsi que des instruments de musique traditionnels. L’EELC produit également des recueils de cantiques chrétiens dans les langues et mélodies autochtones.

Dans les zones rurales, la prédication / enseignement et la liturgie dans les paroisses luthériennes se font dans les langues locales parlées par les communautés linguistiques présentes. D’après mes observations et les données que j’ai recueillies lors d’un entretien avec un responsable luthérien[11], la liturgie dans les zones rurales est chantée en utilisant des mélodies, des harmonies, des gammes et des rythmes musicaux traditionnels, ponctués par l’utilisation d’instruments de musique locaux. Il en va de même pour les chorales. La prédication / enseignement se fait dans les langues locales et à partir de bibles traduites dans ces langues. D’autres aspects des services religieux, tels que l’ordination, la fraction du pain et même le baptême d’eau, ont tendance à se dérouler dans les langues locales, véhiculant ainsi une forte saveur autochtone.[12]

Pour aller de l’avant

les évangéliques camerounais doivent comprendre qu’il est possible d’être à la fois un authentique Africain et un authentique chrétien.

Les évangéliques du Cameroun n’ont pas suffisamment contextualisé la foi chrétienne, et les approches de la contextualisation dans le pays ont surtout consisté en une insertion-contextuelle. Pour remédier à cette situation et permettre une bonne traduction de la foi chrétienne dans les cultures camerounaises, les évangéliques camerounais doivent comprendre qu’il est possible d’être à la fois un authentique Africain et un authentique chrétien. En tant que tels, ils ne devraient pas hésiter à africaniser le christianisme chaque fois que cela est nécessaire, pour autant que cela ne compromette pas le contenu essentiel de l’Évangile. Les évangéliques camerounais doivent également surmonter un complexe d’infériorité afin de voir dans leur culture des ponts précieux qui peuvent faciliter la communication de l’Évangile. Nous devons apprendre à utiliser les cultures et les modes de pensée africains comme instruments efficaces pour exprimer la foi chrétienne.

Endnotes

  1. J’ai entendu pour la première fois l’expression ex-contexte employée par le Professeur Samuel Yemey dans une discussion sur le Réseau des théologiens d’Afrique francophone, groupe WhatsApp qui réunit près de 300 théologiens francophones en Afrique.
  2. Émique qualifie l’analyse de phénomènes « dont le point de vue est basé spécifiquement sur la manière de penser et les caractéristiques des personnes étudiées. » https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/emique/
  3. Une chose « qui prend naissance à l’intérieur, qui est due à une cause interne. » https://dictionnaire.lerobert.com/definition/endogene
  4. « Étique » décrit ce qui résulte de l’analyse de phénomènes culturels du point de vue de quelqu’un qui ne participe pas à la culture étudiée. (Cf. (en anglais) : https://www.merriam-webster.com/dictionary/etic)
  5. « Exogène » décrit quelque chose « qui provient de l’extérieur, se produit à l’extérieur (de l’organisme, d’un système) ». (https://dictionnaire.lerobert.com/definition/exogene)
  6. Dean Gilliland, ‘Introduction’, in The Word Among Us: Contextualizing Theology for Mission Today,ed. Dean Gilliland (Eugene, Oregon: Wipf & Stock Pub, 2002), 3.
  7. Roch Ntankeh, ‘Local Arts and the Missionary Task in Cameroon’, Global Christian Forum on Arts and Christian Faith, no 9, (2021): 2.
  8. Jacques Duclaire SAP (2020), « Le Royaume comme paradigme d’une théologie biblique du discipulat », Revue Africaniste Inter-Disciplinaire, no 14, (2020), p. 156.
  9. Entretien avec l’auteur, 17 novembre 2022.
  10. Roch Ntankeh, ‘Local Arts and the Missionary Task in Cameroon’, Global Christian Forum on Arts and Christian Faith, no 9, (2021): 2.
  11. Interview de Saidou Harouna, ancien de l’Église Évangélique Luthérienne du Cameroun, Ngaoundéré, Cameroun, par l’auteur, 16 novembre 2022.
  12. Note de l’éditeur : Voir l’article de D. J. Oden intitulé « Clés pour une implantation contextualisée d’Églises en Thaïlande », dans le numéro de novembre 2020 de l’Analyse mondiale du Mouvement de Lausanne, https://lausanne.org/fr/lga-05-fr/cles-pour-une-implantation-contextualisee-deglises-en-thailande.

Biographies des auteurs

Emmanuel Oumarou

Emmanuel Oumarou est titulaire d’un doctorat en missiologie de l’Université biblique internationale New Life. Il est le directeur-fondateur de l’Institut théologique pour les missions et les études interculturelles à Bamenda, au Cameroun. Il est chargé de cours pour l’enseignement de l’épistémologie conceptuelle et scientifique à l’Université de Bamenda et travaille en tant que membre de l’équipe d’écoute mondiale de Lausanne 4. 

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