Introduction
L’Uruguay est connu pour plusieurs choses : le football, les plages, l’asado et une nonchalance imperméable à l’égard de l’Évangile. Se prévalant du plus grand nombre d’athées, d’agnostiques et de « sans religion » d’Amérique latine, l’Uruguay est une anomalie dans un continent par ailleurs religieux.1 Toute entreprise missionnaire s’inscrit dans un contexte particulier, et l’histoire spécifique de l’Uruguay présente un cadre religieux plus proche de celui du Canada ou de l’Europe occidentale,2 ce qui constitue une situation missionnaire singulière. Cependant, ce contexte présente également un cas missiologique intéressant, à savoir que, dans ce cadre sont constamment présentes l’authenticité et l’autonomie, deux dynamiques et vertus importantes. Toutes deux ont trait à la prise de décision, au pouvoir et à l’administration. Ces deux dynamiques reposent sur la question de savoir qui décide du sens ou le contrôle.
Les « sans » uruguayens
Néstor Da Costa a interrogé des personnes se décrivant elles-mêmes comme athées, agnostiques ou « sans religion » en Uruguay afin de sonder les nuances au sein de ces catégories.3 Les personnes non affiliées, par exemple, peuvent croire en une certaine forme de transcendance, alors que d’autres n’y croient pas. Les athées, ceux qui ne croient pas en la transcendance, représentent 10 % de la population uruguayenne, ce qui reste le taux le plus élevé d’Amérique latine, mais qui est loin des 37 % déclarés lorsqu’ils sont considérés comme un groupe homogène avec les « sans religion ».4 Les constatations de da Costa tendent à appuyer les théories de la « religion vécue »,5 une perspective qu’il décrit comme l’élaboration personnelle d’un sens de la vie combinant des éléments de transcendance provenant de sources multiples. Le profil des personnes impliquées dans l’élaboration du sens est d’une importance cruciale, comme le montrent les réponses aux entretiens menés par Da Costa :6
- « J’associe une personne religieuse à une institution. Je l’associe à un troupeau de personnes qui suivent un individu qui prêche quelque chose sans même savoir où il l’a appris. Pour moi, c’est de la manipulation. » (Noelia)
- « Tout ce qu’ils veulent, c’est que vous alliez dans leur église et que vous pensiez la même chose qu’eux. » (Paula)
- « Après un certain stade de rejet de la religion – et être devenu presque athée – j’ai renoué avec une spiritualité libérée des orthodoxies. C’était comme un désapprentissage, je me libérais de mes convictions dogmatiques et athées et je l’abordais plus comme une question. C’est là que j’en suis aujourd’hui : je pose un regard interrogateur sur ces choses. » (Ignacio)
Authenticité
Juan Luis Segundo, théologien uruguayen de la libération, décrit l’authenticité et son corollaire, l’autonomie, comme l’impulsion centrale de la vie chrétienne, dont le résultat « démasque » le programme et l’oppression idéologique de la religion.7 Le chemin vers la liberté idéologique passe par la croissance, l’approfondissement et l’expansion de l’authenticité dans ce que Segundo appelle le voyage humain.8 Aucune institution ou Église ne peut le faire à la place de l’individu ; en fait, Segundo affirme que « des milliers de subterfuges sont proposés » pour « aider à éviter le risque de penser » et il inclut la religion dans cette catégorie.9 Segundo demande aux croyants de « prendre leur existence en main » et de « se façonner consciemment et pleinement », affirmant que ce processus d’approfondissement de l’autonomie est la « porte étroite ».10 Sur le chemin qui mène à la porte étroite, il n’y a pas de distinction entre chrétiens et non-chrétiens ; tous ceux qui choisissent de le suivre peuvent grandir en authenticité de l’expérience humaine. Segundo explique que ce chemin mène à un dialogue avec soi-même, qui pose la question ultime : « Qui suis-je ? » C’est ici, à la porte étroite, que Segundo trace une ligne de démarcation entre le croyant et le non-croyant, en fonction de la réponse apportée à la question.11
Segundo résume : Sans ce processus de dialogue, sans cette croissance en authenticité, sans cette expérience de communication, l’annonce de la foi risque de se transformer en une idéologie ou un mythe inacceptable pour nos contemporains.12
Autonomie
En Uruguay, les missionnaires ne sont pas vus comme supérieurs, ils exercent leur ministère sur un pied d’égalité. Le cardinal Daniel Sturla décrit l’attitude à l’égard des dirigeants de l’Église comme ne leur accordant « aucune révérence ou respect particulier ». Les prêtres et autres responsables d’Église sont considérés comme des « che cura », ce qui signifie en gros « gars curé ».13 En effet, le journal El Observador note qu’en Uruguay « … chaque individu est sa propre autorité religieuse ».14
Da Costa propose l’autonomie comme cadre d’interprétation pour comprendre la vie spirituelle des « sans » uruguayens.15 Il note que les personnes qu’il a interrogées ont des conceptions de la spiritualité et de la religion qui s’opposent et s’articulent autour de la déconnexion entre affiliation religieuse et autonomie.16 « Les religions sont considérées comme des mécanismes disciplinaires qui empêchent la libre pensée… Les personnes affiliées à une religion sont considérées comme des personnes obéissantes, non critiques, qui ont besoin que l’institution leur dise ce qu’elles doivent faire. »17 En d’autres termes, l’appartenance religieuse est perçue comme un frein à l’épanouissement personnel, à la transcendance et à la paix.
Implications pour la mission
L’évangélisation par l’amitié vient rapidement à l’esprit en tant que stratégie missiologique. Cependant, la plupart des personnes d’origine séculière ne cherchent pas à être évangélisées. Cependant, comme tout le monde, les personnes issues d’un milieu séculier peuvent être à la recherche d’une amitié authentique.18 Brainerd Prince est très perspicace dans ses réflexions sur la visée missionnaire de l’évangélisation par l’amitié et mérite d’être cité in extenso :
Il n’y a pas de relation authentique entre ces deux parties, du moins pas une relation d’égal à égal. La relation est toujours déséquilibrée car elle est unilatérale. Si l’autre est objectivé et se trouve à l’extrémité opposée de l’équation du pouvoir, comment est-il possible d’avoir une relation ? De plus, si le missionnaire a un programme pour le missionné qu’il veut transformer, comment le missionné peut-il être sur un pied d’égalité avec le missionnaire ? (…) L’autre missionné est celui avec lequel le missionnaire ne peut jamais entrer en relation.19
« Je savais toujours quand venait l’heure pour eux de rédiger leur lettre de nouvelles, car c’est à ce moment-là qu’ils voulaient passer du temps avec moi », se souvient une Uruguayenne à propos d’un missionnaire dont la principale stratégie était l’évangélisation par l’amitié.20 Cette personne avait l’impression d’être utilisée par le missionnaire pour obtenir des fonds : « Ils sont payés pour passer du temps avec moi. Je suis leur travail », a-t-elle déclaré.21 Pour reprendre les termes de Brainerd Prince, une telle approche transforme le « tu » en un pronom neutre, un ami en objet.22
Dans ce contexte, l’autre difficulté liée à l’évangélisation par l’amitié est qu’une hiérarchie est inhérente à l’amitié reposant sur une stratégie, car le pouvoir, ou l’autonomie, sont uniquement du ressort du missionnaire. Le missionnaire, dont l’objectif pour l’« objet de sa mission » est le salut, introduit dans une amitié un objectif final potentiellement décidé unilatéralement. Dans ce cadre, l’« objet de la mission » doit se soumettre aux conditions ou objectifs finaux imposés par le missionnaire, sous peine de perdre la relation. L’autonomie nécessaire à la réciprocité fait défaut lorsque l’amitié est contractée sur la base d’un programme.
La culture uruguayenne a une longue histoire de laïcité anticléricale, l’Église catholique et le christianisme étant rejetés en raison de la coercition et du contrôle qu’ils semblent exercer. Bien qu’aujourd’hui l’Église soit marginale en Uruguay, les Uruguayens séculiers ont conservé un don étrange pour repérer les visées religieuses. Comme le dit la missionnaire Lisa Hamilton, « les Uruguayens savent reconnaître un imposteur à un kilomètre ». Pour un Uruguayen laïc, les amitiés basées sur un programme sont, au fond, un effort pour contrôler l’autre. Dans une culture qui privilégie l’authenticité et l’autonomie, l’évangélisation par l’amitié peut ainsi être reçue comme une insulte.
Évangélisation par l’amitié ou amitié tout court
Prince plaide pour l’amitié plutôt que pour l’évangélisation par l’amitié.23 Ainsi, il ancre dans les paroles mêmes de Jésus la nécessité de se libérer de tout programme, en faveur d’une véritable amitié : « Je vous ai appelés amis ». (Jean 15.15) Citant le Psaume 25.14, Sandra McCracken observe une invitation formulée comme une sorte d’appel et réponse liturgique, dans le fait de recevoir et émuler l’amitié de Dieu dans nos relations avec autrui : « [Dieu] confie ses secrets à ses amis, et nous faisons de même ».24
Notant que l’amitié est contractée pour elle-même, c’est-à-dire « pour le plaisir » et sans contrôle, Brainerd Prince réfléchit au don qu’une telle amitié fait au missionnaire en lui permettant d’aller au-delà de relations transactionnelles. « C’est précisément dans leur relation que non seulement le missionné, mais aussi le missionnaire, sont nourris et voient leurs besoins comblés. En d’autres termes, Dieu a placé le missionné dans la vie du missionnaire pour qu’il grandisse spirituellement et devienne un disciple. C’est pourquoi nous considérons que ceux avec qui nous sommes en mission ont été consacrés pour exercer leur ministère auprès de nous. »25
Dans ce contexte, paradoxalement, une relation authentique dans la mission exige de renoncer au « résultat » ou au programme de la relation, afin que la relation puisse être à la fois authentique et autonome.
Chrétiens émotionnellement intelligents
« L’authenticité est essentielle pour les Uruguayens », déclare une missionnaire sur le terrain depuis plus de 20 ans. Cette missionnaire et son mari, ainsi que l’équipe pastorale de leur Église à Montevideo, ont trouvé dans le livre « Emotionally Healthy Spirituality » (EHS – spiritualité émotionnellement saine) proposé par Peter Scazzero un cadre spirituel permettant de donner un sens aux complexités de la vie.26 Ce couple de missionnaires a d’abord découvert ce cadre pour lui-même. Pendant plus d’un an, ils ont mis en œuvre des pratiques d’EHS telles que des disciplines du silence, du sabbat et de l’acceptation du deuil et de la perte dans leur propre vie et dans leur couple. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont commencé à introduire ces concepts dans leur Église. Il est à noter que ces missionnaires n’ont pas « essayé » l’EHS dans le cadre d’un plan stratégique visant à introduire l’EHS dans leur Église un an plus tard, ce qui aurait nui à l’authenticité. Au départ, il s’agissait pour eux de simplement utiliser ce cadre pour leur développement personnel. La transformation que ces pratiques ont opéré dans leur propre vie et le désir d’inviter d’autres à voir si ces principes pouvaient également leur être utiles, les ont amenés à proposer des études du livre sur l’EHS aux membres de l’Église Christ Church de Montevideo[i]. Quinze ans plus tard, de nombreuses personnes au sein de l’Église ont effectivement trouvé utile le cadre de l’EHS. L’effet à long terme de ces décisions individuelles et de ces cheminements spirituels est que la communauté Christ Church dans son ensemble se caractérise de plus en plus par des pratiques et des principes de communication, de résolution de conflits et de dynamique interpersonnelle propres à l’ESS.
Conclusion
Dans le contexte du sécularisme uruguayen, authenticité et autonomie sont considérées comme les équivalents de liberté et dignité. Lorsque les choix personnels sont limités, en particulier dans un contexte religieux, ce contexte interprète ces limites comme un contrôle potentiellement coercitif. Lorsque l’ensemble de l’expérience humaine trouve un espace, une voix et une résonance au sein d’une communauté religieuse (par exemple, le deuil, la maladie mentale, la perte), et qu’il existe une possibilité de connexion avec un Dieu et / ou une Église, les Uruguayens peuvent alors interpréter l’expérience comme authentique. Cela peut en surprendre plus d’un en raison du paysage religieux socioculturel du pays, mais cela peut aussi être un soulagement car cela diffère des interprétations traditionnelles de la religion en Uruguay.
Puisse l’Église commencer à présenter un Dieu et une communauté émotionnellement intelligents, capables de surmonter les complexités de l’expérience humaine des choix et des saisons de foi, c’est-à-dire un Dieu et une communauté religieuse qui embrassent l’authenticité et l’autonomie à mesure que les gens découvrent ensemble ce qui peut parfois être considéré comme un oxymore : un chrétien uruguayen d’arrière-plan séculier.27
Notes de fin
- David Martin, Tongues of Fire: The Explosion of Protestantism in Latin America (Oxford: Blackwell, 1990).
- Russell H. Fitzgibbon, Uruguay: Portrait of a Democracy (New York: Russell & Russell, 1966), 264.
- Néstor Da Costa, ‘Non-Affiliated Believers and Atheists in the Very Secular Uruguay,’ Religions 11:50 (2020).
- Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 1.
- See Nancy Tatom Ammerman, Studying Lived Religion: Contexts and Practices (New York: New York University Press, 2021); Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 2.
- Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 4–6.
- Juan Luis Segundo, Liberation of Theology trans. John Drury (Maryknoll, NY: Orbis, 1976), 10.
- Juan Luis Segundo, The Community Called Church, trans. John Drury, (MaryKnoll, NY: Orbis, 1973), 69.
- Segundo, The Community, 68.
- Segundo, The Community, 68.
- Segundo, The Community, 68.
- Segundo, The Community, 68.
- David Agren, ‘Uruguayan Cardinal – Designate Works on the Peripheries, Like Francis,’ Catholic News Source, Feb 12, 2015, https://www.ncronline.org/news/uruguayan-cardinal-designate-works-peripheries-francis
- Gustavo Morella, interviewed by El Observador, ‘Semana non Sancta de Durrumbe del Cristianismo en el Pais Menos Religioso de la Region,’ March 28, 2024, https://www.elobservador.com.uy/nota/semana-non-sancta-el-derrumbe-del-cristianismo-en-el-pais-menos-religioso-de-la-region-20243251670.
- Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 4.
- Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 4.
- Da Costa, ‘Non-Affiliated,’ 4–5.
- Note de la rédaction : Voir l’article « Atteindre la génération Z avec l’Évangile » par Steve Sang-Cheol Moon dans Analyse mondiale du Mouvement de Lausanne, mars 2021
- Wonsuk Ma, Opoku Onyinah, and Rebekah Bled, eds., The Remaining Task of the Great Commission & The Spirit-Empowered Movement (Tulsa, OK: ORU Press, 2023), 66.
- Personal communication.
- Personal communication.
- Ma, Onyinah, and Bled, eds., The Remaining Task, 71.
- Ma, Onyinah, and Bled, eds., The Remaining Task, 73.
- Sandra McCracken, Send Out Your Light: The Illuminating Power of Scripture and Song (Nashville: B&H Publishing Group, 2021), 9.
- Ma, Onyinah, and Bled, eds., The Remaining Task, 73–74.
- Peter Scazzero, Emotionally Healthy Spirituality: It’s Impossible to be Spiritually Mature While Remaining Emotionally Immature (Grand rapids: Zondervan, 2017).
- Note de la rédaction : Voir l’article « Comment atteindre le nombre croissant de personnes sans religion dans le monde » par Steve Sang-Cheol Moon dans Analyse mondiale du Mouvement de Lausanne, novembre 2021.