Global Analysis

Dévoiler la discrimination dans le monde de la mission

Vers une « troisième culture » - être un dans le Christ

Kirst Rievan Déc 2020

La mort de George Floyd aux États-Unis a suscité, au sein de l’équipe dirigeante dont je fais partie, de nombreuses discussions autour de la question suivante : Dans quelle mesure faisons-nous, au niveau personnel ou en tant qu’organisation, une discrimination involontaire à l’encontre du personnel et des partenaires d’origine ethnique différente ? De fait, lorsque nous avons commencé à examiner nos pratiques et nos systèmes, nous avons découvert qu’il y avait encore beaucoup à faire. J’aimerais vous emmener dans mon parcours de découverte de la manière dont les métaphores et les modèles peuvent déclencher des conversations plus que nécessaires sur la discrimination systémique souvent cachée dans les mouvements missionnaires.

Un culte sans partition musicale

Chaque dimanche, dans notre église en Asie, les guitares sont accordées, les systèmes de sonorisation vérifiés et les micros testés. Ces choses sont très similaires à ce qui se passe dans mon église d’origine en Europe (du moins avant la COVID-19). Il y a cependant une grande différence : personne ne se démène pour trouver ses partitions, non pas parce que les morceaux sont affichés sur des appareils électroniques, mais parce que personne n’utilise la moindre partition. Les musiciens jouent tout simplement. Quelqu’un démarre le chant choisi dans une tonalité qui lui plaît, et les autres suivent. Si la tonalité est trop élevée ou trop basse, les musiciens l’adaptent tout simplement. Ni les musiciens ni l’assemblée ne semblent avoir de problème avec cela. Avec le temps, je me suis quelque peu adapté et j’ai appris à jouer de ma guitare par cœur plutôt que d’après la musique. Je ne suis toujours pas doué pour cela, mais j’apprends.

Récemment, nous avons rendu visite à une bonne amie qui, bien qu’asiatique, travaille dans une organisation internationale. Elle a raconté combien il lui avait été difficile l’année dernière de se préparer à un atelier avec un Européen dans l’équipe. Avec un sourire aimable, elle a dit quelque chose comme : « Cet Européen voulait que tout soit si précis, tout soit si documenté, que nous, les Asiatiques, nous nous sommes sentis étouffés. » L’Européen créait des « partitions », tandis que notre amie voulait créer des « chants ».

Aujourd’hui, on voit souvent les organisations missionnaires chercher à augmenter, à la tête de leur organisation, le nombre de personnes qui proviennent de cultures différentes, dans l’espoir que cela rende l’organisation automatiquement multiculturelle.

Aujourd’hui, on voit souvent les organisations missionnaires chercher à augmenter, à la tête de leur organisation, le nombre de personnes qui proviennent de cultures différentes, dans l’espoir que cela rende l’organisation automatiquement multiculturelle. Ce faisant, nous n’avons pas compris qu’il faut beaucoup plus que cela. Dans de nombreux cas, cette façon d’agir tend à créer des conditions de concurrence inégales. Si, par exemple, tel nouveau dirigeant vient d’une culture qui fait de la belle musique sans partition, qui cuisine des plats délicieux sans recette et qui travaille efficacement sans calendrier, il se sentira mis à dure épreuve pour diriger efficacement une organisation qui ne fait de la « musique » qu’avec des « partitions ». De fait, la culture organisationnelle est « discriminatoire » à l’égard de ce responsable, car elle peut l’empêcher de s’épanouir à cause de l’impression qu’il a « d’étouffer ».

Fondement biblique

Alors que l’Église primitive était encore en phase de formation, les chrétiens d’origine juive voulaient que les nouveaux croyants païens s’adaptent à leurs pratiques. Dans sa lettre aux Colossiens notamment, nous lisons à quel point Paul est convaincu qu’un jugement fondé sur les coutumes et les rituels est erroné : « Dès lors, que personne ne vous juge à propos de ce que vous mangez ou buvez, pour une question de fête religieuse, de nouvelle lune ou de sabbat… Pensez (au contraire) à ce qui est en haut, et non pas à ce qui est sur la terre » (Colossiens 2.16 ; 3.2 NBS). C’est un appel à penser et s’ouvrir à des modes de fonctionnement différents.

En ce qui concerne la « discrimination », nous en voyons un exemple précoce en Actes 6, où les veuves non juives avaient l’impression d’être négligées. Très vite, un comité a été créé pour mettre fin au traitement injuste fondé sur leur appartenance ethnique. Dans les épîtres aussi, Paul souligne que tous sont égaux dans le Christ : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ » (Galates 3.28 NBS). Ce qui nous amène à une définition de la discrimination à partir de ces références bibliques. Pour cet article, je définis la « discrimination » comme le fait de traiter des personnes de manière désavantageuse en raison de leur appartenance ethnique.

Dimensions culturelles

Dans la réflexion sur la manière de supprimer les inégalités organisationnelles systémiques, il est utile d’envisager de faire appel aux dimensions culturelles. On peut pour cela avoir recours à plusieurs ensembles de dimensions culturelles[1]. J’ai choisi d’utiliser les dimensions développées par le missiologue Sherwood Lingenfelter, car elles reposent sur la recherche de paramètres spécifiques à la mission. Lingenfelter[2] affirme que l’on peut fondamentalement décrire chaque culture autour de six dimensions :

Temps ou événement

Dichotomique ou holistique

Crise ou non-crise

Tâche ou personne

Statut ou réalisation

Vulnérabilité dissimulée ou vulnérabilité dévoilée.

Ouvrir une conversation sur l’inégalité a notamment pour but de permettre aux gens de se comprendre eux-mêmes et de comprendre les autres dans cette optique. Chacun peut être encouragé à remplir le « Questionnaire sur les valeurs fondamentales » mis au point par Lingenfelter. Nos réponses peuvent ensuite être reportées sur le graphique des dimensions et nous pouvons ainsi commencer une discussion en équipe pour voir comment ajuster nos pratiques en relation à ces six dimensions de façon à permettre à chacune et à chacun de se sentir accueilli.e et apprécié.e.[3]

Dimensions culturelles de l’organisation

Il ne suffit pas d’identifier nos cultures personnelles. Dans beaucoup d’organisations missionnaires, où un nombre important du personnel et des ressources financières proviennent d’une culture fondatrice particulière, il arrive que les dirigeants ne se rendent pas compte à quel point cette culture d’origine est dominante. Dans sa thèse Leadership and Cultural Hegemony [Leadership et hégémonie culturelle], Nicholls décrit une mission fondée en Amérique : « Le fait que beaucoup [de dirigeants issus de minorités] ont été capables de s’adapter avait dissimulé la réalité que, pour de nombreux dirigeants issus de cultures minoritaires, même venant de pays occidentaux, il leur fallait, pour fonctionner efficacement au sein de [l’organisation], mettre de côté bon nombre de leurs valeurs culturelles et devenir plus américain. »[4] Par expérience, je dirais qu’une telle domination n’est pas seulement présente dans les organisations fondées en Occident. J’ai été témoin de difficultés similaires dans des organisations fondées dans le Sud lorsqu’elles tentent de recruter des personnes provenant d’autres groupes ethniques ou sociaux.

Les dimensions culturelles mentionnées ci-dessus peuvent également servir à mettre en évidence notre culture organisationnelle et à déterminer dans quelle mesure elle est dominée par une culture particulière. Pour rendre cela concret, j’ai indiqué quelques pratiques organisationnelles liées à chaque dimension culturelle dans le tableau ci-dessous.

Orientation

Exemple de pratique organisationnelle

Exemple de pratique organisationnelle

Orientation

Temps

Des délais sont fixés pour faire avancer les choses.

Les expériences sont créées pour faire avancer les choses.

Événement

Dichotomique

Le processus se déroule de manière linéaire : Avant de prendre des décisions, on énumère les avantages et les inconvénients.

Le processus se déroule de manière dynamique : Une exploration étendue fait partie de la prise de décision.

Holistique

Crise

Il faut éviter les crises : La planification d’urgence est prioritaire.

Les crises sont traitées au fur et à mesure qu’elles surviennent : La constitution d’équipes est une priorité.

Non-crise

Tâche

Les choses accomplies sont comptabilisées et récompensées.

On accorde du temps aux relations et on célèbre les réalisations communes.

Personne

Statut

Les affectations reposent sur les qualifications et le statut de la personne.

Les affectations reposent sur les antécédents personnels de la personne.

Réalisation

Vulnérabilité dissimulée

Les leaders sont très appréciés en public.

Critiquer publiquement les dirigeants est vu positivement comme un élément de transparence.

Vulnérabilité dévoilée

Le fait de situer notre propre organisation par rapport à ces dimensions, de préférence avec un groupe varié de collègues, peut déclencher une discussion riche, qui aboutira à un processus de discernement sur notre identité organisationnelle : qui nous sommes, quelles sont nos valeurs communes et comment nous pouvons créer une « troisième culture » dans laquelle nous pouvons tous nous sentir également chez nous.

Troisième espace

Nous pouvons de même parler d’une troisième culture organisationnelle, un lieu où nous décidons ensemble comment faire les choses.

Ma femme et moi avons deux fils qui sont clairement des enfants de « troisième culture ». Ils ont grandi dans un pays autre que celui de leur passeport. Ils ne font pleinement partie ni de la culture d’accueil ni de leur culture d’origine. Avec leurs amis, ils ont créé une « troisième culture » d’enfants. Ce concept de troisième espace est de plus en plus utilisé dans le cercle des missions. Franklin[5] décrit cet espace comme un lieu neutre entre les organisations puissantes et influentes en Occident et les organisations missionnaires émergentes dans le monde majoritaire. Nous pouvons de même parler d’une troisième culture organisationnelle, un lieu où nous décidons ensemble comment faire les choses. Un lieu où nous sommes tous prêts à ressentir et accepter « un inconfort nécessaire » et où nous sommes également prêts à contribuer à la culture commune pour l’enrichir et en faire un lieu où nous pouvons également nous sentir chez nous et nous épanouir.

Entamer avec l’ensemble du personnel une réflexion missiologique sur ce que nous apprécions tous peut être un bon début pour créer ce troisième espace. Une fois ces bases jetées, beaucoup de choses se mettront en place. Pouvons-nous créer une troisième culture pour nos organisations qui soit suffisamment souple pour que, lorsque de nouvelles personnes viendront s’ajouter, leur culture l’enrichisse encore davantage ?

Implications possibles

Comme « la culture mange la stratégie au petit déjeuner »[6], créer une telle troisième culture organisationnelle exige que nous changions nos méthodes de travail. L’organisation avec laquelle je travaille est loin d’y être arrivée. Voici tout de même quelques exemples du parcours que nous avons entrepris :

Conférences : Pour les grands rassemblements, nous avons abandonné les séances de micro ouvert au profit du traitement en petits groupes. Cela a permis à des collègues issus de cultures qui dissimulent la vulnérabilité de s’engager beaucoup plus profondément.

Renforcement de la communauté : Nous avons lancé une campagne d’entreprise pour le renforcement de la communauté, et nous encourageons chacun à passer plus de temps dans la communion fraternelle et la prière en commun, même si cela doit être virtuel. Cela a reçu un écho particulièrement favorable dans les cultures axées sur la personne.

Planification : Nous sommes passés d’un processus de planification axé sur les formulaires et les délais à un « cycle de planification réflexif », qui met l’accent davantage sur le processus et moins sur le résultat. Cela a été particulièrement utile pour les cultures axées sur l’événement.

Revenu : Les pratiques et les politiques ont été modifiées pour combler le fossé entre le personnel subventionné et le personnel salarié. Nous avons encore un long chemin à parcourir, mais le processus est très apprécié par les collègues de la plupart des pays d’accueil.

Localisation : Les unités de chaque pays forment des conseils d’administration locaux et nomment à des postes de direction davantage de personnes de ce pays ou de cette région. Nous espérons que cette mesure, ainsi que toutes les autres, répondront progressivement au besoin de plus de diversité dans toutes les dimensions, tout en conservant l’engagement de l’Église mondiale.

Questions clés

Pour alimenter un tel processus de changement, il peut être utile de réfléchir aux points suivants :

  1. Préjugés : Quels sont mes préjugés personnels que je dois traiter concernant certaines cultures ? Quels préjugés avons-nous en tant qu’organisation et auxquels nous devons remédier ?
  2. Égalité : Qu’entendons-nous lorsque nous disons que tous les membres de notre personnel devraient pouvoir faire l’expérience que nous sommes un dans le Christ ? Qui incluons-nous dans la définition de « notre personnel » et qu’entendons-nous par « un dans le Christ » ?
  3. Culture organisationnelle : Quelle est la culture dominante dans notre organisation ? À quoi pourrait ressembler une troisième culture organisationnelle, où tous pourraient ressentir et accepter également « un inconfort nécessaire » et tout en se sentant chez eux ?
  4. Nominations à des postes de direction : Que devons-nous changer dans le fonctionnement de l’équipe dirigeante pour la rendre plus accueillante pour des dirigeants issus d’une culture non dominante ?
  5. Systèmes : Que pouvons-nous changer dans nos systèmes financiers et de RH pour rendre les conditions de concurrence plus équitables pour les collègues et les candidats issus de cultures non dominantes ?
  6. Célébration : Quelle diversité avons-nous déjà atteinte qui puisse être célébrée ?

S’atteler ensemble à ces questions prendra du temps, exigera beaucoup de prière et ne pourra pas se faire de manière linéaire. Les questions que nous pensions avoir résolues il y a un certain temps devront peut-être être réexaminées. Mais grâce à un tel processus, l’égalité peut être accrue dans nos organisations.

Créer un espace

L’objectif n’est pas de passer de la domination d’une culture à la domination d’une autre culture, mais de créer un espace égal pour tout le personnel.

Il y a quelques semaines, je travaillais avec un collègue d’Asie sur la préparation d’une réunion d’équipe. Nous avons discuté de la manière de mettre en pratique l’idée de « culte sans partition musicale ». Mon collègue a suggéré que nous fassions une expérience. Pendant les deux premières heures du premier jour, nous n’aurions pas d’ordre du jour. Nous avons décrit cela comme un temps pour « traîner ou s’attarder sans but précis »[7]. En agissant ainsi nous voulions créer un espace. Un espace pour les différentes cultures présentes dans l’équipe, mais surtout un espace pour la culture non dominante dans notre organisation. C’est ainsi que nous avons passé un très bon moment, au cours duquel nous avons appris toutes sortes de choses sur l’éducation, la vie spirituelle, la famille et la culture des uns et des autres et, par la suite, nous avons pu dérouler une bonne partie du programme de manière très ouverte !

L’objectif n’est pas de passer de la domination d’une culture à la domination d’une autre culture, mais de créer un espace égal pour tout le personnel. Cela devrait aboutir à un magnifique orchestre[8] où nous jouerons tous en harmonie et où une belle mélodie sera créée avec et sans partition.

Notes de fin

  1. Les dimensions culturelles les plus connues sont celles développées par Hofstede. Voir Geert Hofstede, Jan Hofstede et Michael Minkov, Cultures and Organizations: Software of the Mind (New York : McGraw-Hill, 2010). L’utilisation de ces dimensions a l’avantage d’être accompagnée de nombreux outils et index d’aide à l’analyse des cultures que l’on souhaite étudier. Cependant, dans le cadre de cet article, j’ai choisi plutôt de m’appuyer sur l’ensemble élaboré par Lingenfelter, car les outils de Hofstede ont tous été mis au point pour le monde de l’entreprise.
  2. Les dimensions de Lingenfelter et le questionnaire sur les valeurs fondamentales sont décrits dans un petit livre facilement disponible sur Internet : Sherwood G Lingenfelter and Marvin K Mayers, Ministering Cross-Culturally: An Incarnational Model for Personal Relationships (Grand Rapids : Baker Academic, 2016). Voir aussi : Lingenfelter hand-out.
  3. Note de l’éditeur: See article entitled, ‘Becoming a Healthy Multi-cultural Team’, by Scott Moreau in the March 2019 issue of Lausanne Global Analysis, https://lausanne.org/content/lga/2019-03/becoming-a-healthy-multi-cultural-team
  4. David Nicholls, Leadership and cultural hegemony: The experiences of minority culture leaders in multicultural SIL (Melbourne, 2018): 167.
  5. Kirk Franklin, « Leading in Global-Glocal Missional Contexts : Learning from the Journey of the Wycliffe Global Alliance », Transformation : An International Journal of Holistic Mission Studies 34 (4), (august 2017): 282–300, https://doi.org/10.1177/0265378817724343.
  6. « La culture mange la stratégie au petit déjeuner » est une expression du théoricien du management Peter Drucker (1959) rendue célèbre par Mark Fields, ex PDG de Ford.
  7. Ajith Fernando used the term ‘inefficient lingering’ at a mission conference in 2012 to challenge the task-oriented missionaries to spend more time with their colleagues from people-oriented cultures.
  8. Je fais référence à la métaphore de l’orchestre utilisée par Timothy Tennent dans son livre Invitation to World Missions: A Trinitarian Missiology for the Twenty-First Century (Grand Rapids: Kregel Academic & Professional, 2010).

Photo credits

Feature photo by Tonyong Preechavutinant on Unsplash

Band performing on stage photo by Mark Pan4ratte on Unsplash

Biographies des auteurs

Kirst Rievan

Kirst Rievan (pseudonyme) et sa femme sont originaires d’Europe et vivent en Asie depuis plus de 25 ans. Kirst dirige en Asie et dans le Pacifique une organisation confessionnelle internationale de développement. Kirst se considère comme un « praticien réflexif », un compagnon d’apprentissage, mais pas comme un expert. Kirst est titulaire d’un doctorat en missiologie de l’université de BIOLA.

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